Un pluralisme médiatique de façade
Dans l’architecture institutionnelle camerounaise, la liberté de la presse demeure un principe constitutionnellement proclamé. Cependant, la pratique révèle un paysage médiatique dominé par des chaînes publiques étroitement arrimées à l’exécutif et des médias privés dépendant de la publicité gouvernementale ou d’hommes d’affaires liés au pouvoir. La survie économique de ces organes conditionne leur ligne éditoriale, laquelle oscille entre la loyauté tacite et la recherche du sensationnalisme destiné à doper les ventes. Le journalisme d’enquête, qui exige patience, indépendance financière et formation continue, a du mal à s’enraciner.
Le juriste et historien Pascal Kouoh Mbongo résume la situation en ces termes : « La presse d’élite que réclame toute démocratie moderne est ici réduite à une poignée de titres survitaminés aux faits divers ou aux communiqués officiels. » L’absence de grilles d’analyse transversales, appuyées sur des données vérifiables, minimise la part du débat contradictoire au profit d’un flux d’opinions impersonnelles ou de simples retranscriptions de conférences de presse gouvernementales.
La marginalisation des voix intellectuelles
Longtemps considérés comme des contre-pouvoirs symboliques, les universitaires et chercheurs camerounais se retrouvent cantonnés à un rôle d’exégètes occasionnels, sollicités uniquement pour légitimer des positions officielles. La circulation des essais, ouvrages analytiques ou revues spécialisées reste confidentielle, faute de politiques publiques favorables à l’édition scientifique et de réseaux de distribution fiables. La librairie, pourtant carrefour naturel de la pensée lente, se réduit à quelques échoppes urbaines, éloignées de la plupart des citoyens.
Dans la sphère audiovisuelle, les rares plateaux politiques invitent davantage des panels de « communicateurs » partisans que des enseignants-chercheurs capables de replacer les enjeux dans une perspective historique ou comparative. Le pays se prive ainsi de la ressource critique qu’offrirait une « diplomatie des idées », indispensable pour faire contrepoids à la verticalité du discours officiel.
La parole proverbiale comme instrument d’ordre social
L’oralité camerounaise confère au proverbe un prestige particulier. Dans la conversation politique courante, l’aphorisme ne sert pas à ouvrir la discussion, mais à la clore. Des formules telles que « Le Cameroun c’est le Cameroun » ou « Quand le vieux parle, l’enfant se tait » opèrent comme des verdicts. Elles naturalisent l’autorité, neutralisent le doute et substituent la rhétorique de la sagesse supposée au raisonnement inductif.
Ce réflexe discursif, hérité d’une stratification sociale où l’âge et le statut priment sur l’argument, réduit l’échange public à une compétition de sentences. Même l’enseignement de la philosophie en classe terminale, destiné à cultiver la distanciation critique, peine à défaire ce conditionnement. À la sortie du lycée, les sujets du baccalauréat ne nourrissent aucune conversation médiatisée : la presse n’y voit pas matière à controverse, révélateur d’un divorce entre formation intellectuelle et espace civique.
Religiosité et essor des Églises du réveil
La pénétration spectaculaire des Églises charismatiques, qui revendiquent plusieurs millions d’adeptes, accentue la clôture du débat rationnel. Le prêche se présente comme une révélation incontestable, souvent assortie d’une promesse de miracle ou d’ascension sociale. Le doute y est assimilé à la tiédeur spirituelle, et la dialectique bien-mal l’emporte sur la prise en compte des causes structurelles des difficultés économiques.
Cette théologie de l’émotion se répercute dans la conversation politique, où l’argument rationnel cède la place à l’appel à la prophétie ou à la bénédiction. Les mobilisations citoyennes se voient fréquemment canalisées par des leaders religieux qui relaient, parfois sans le vouloir, un discours de résignation : les injustices deviennent autant d’épreuves redemptives. Le champ lexical de la culpabilité individuelle efface ainsi la responsabilité institutionnelle.
Pour un forum public camerounais affranchi et critique
Sortir de l’apnée suppose un virage culturel et réglementaire. Sur le plan médiatique, l’octroi de licences doit s’accompagner d’exigences de transparence financière et de dispositifs incitatifs favorisant l’investigation, par exemple un fonds de soutien indépendant. L’État, en tant que premier annonceur, devra renoncer à un usage discrétionnaire de sa publicité, faute de quoi la dépendance économique continuera d’orienter les lignes éditoriales.
Parallèlement, l’université doit retrouver une vocation publique. La mise en réseau des revues académiques, la traduction d’ouvrages de référence en langues locales et l’organisation régulière de forums accessibles au grand public faciliteraient la réhabilitation de l’expertise. L’enjeu n’est pas de réprimer la tradition orale ni la spiritualité, mais de leur adjoindre les instruments de la vérification, du doute méthodique et de la délibération égalitaire.
À terme, l’enracinement d’une culture de la preuve pourrait faire émerger un véritable projet civique national, pensé depuis le Cameroun et pour le Cameroun. Les diplomates qui suivent le dossier soulignent que cette maturation interne offrirait au pays une voix régionale plus crédible, affranchie des slogans panafricanistes de circonstance. C’est à ce prix qu’un espace public pluraliste, analytique et réellement démocratique pourra se substituer au théâtre d’ombres actuel.