Un président nonagénaire face à l’histoire
À Yaoundé, le président Paul Biya s’apprête à souffler 91 bougies, dont plus de quarante passées aux commandes du Cameroun. Sa longévité, objet de fascination et de spéculations, ouvre désormais la question sensible d’une succession que nul, en apparence, ne maîtrise.
Le défi dépasse le simple calendrier électoral prévu pour octobre 2025. Il se joue dans un pays charnière d’Afrique centrale francophone, frontalier notamment du Congo-Brazzaville, où toute instabilité risquerait de se propager comme une onde sismique dans la sous-région.
Pressions sécuritaires sur deux frontières
Au nord, Boko Haram et des bandes criminelles contrôlent des corridors entiers jusqu’au lac Tchad. À l’ouest, la rébellion anglophone d’Ambazonie a installé une ligne de fracture qui coupe parfois la route de Douala, compliquant le maillage territorial et l’activité économique.
Ces conflits, que Paul Biya gère par délégation, alimentent une insécurité latente avec le Nigeria voisin. « Le pays se débat sur deux fronts », résume le politologue Olivier Vallée, qui alerte sur une éventuelle contagion de l’instabilité sahélienne vers le golfe de Guinée.
Vitalité mais fragilités de l’économie camerounaise
Pourtant, le Cameroun demeure le poumon économique de la zone franc d’Afrique centrale. Pétrole, gaz, bauxite et cacao irriguent un capitalisme local vigoureux. Les classes urbaines de Douala profitent d’une croissance que le FMI qualifie de « résiliente » malgré la volatilité mondiale.
Les agro-industriels, du cacao au palmier à huile, modernisent l’arrière-pays. Mais derrière la façade, l’exploitation forestière reste le principal gisement de rentes pour le cercle présidentiel, souvent en partenariat discret avec des entreprises chinoises, pointe Olivier Vallée.
Un parti hégémonique en quête de souffle
Politiquement, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais, avatar du parti unique d’Ahmadou Ahidjo, demeure le passage obligé pour toute carrière. Son maillage clientéliste s’est rigidifié, transformant le régime en gérontocratie où le temps semble figé autour de la figure de Biya.
Dans ce contexte, l’opposition peine à fédérer. Les leaders anglophones du Social Democratic Front souffrent d’arrestations répétées, tandis que l’élite bamiléké privilégie ses réseaux d’affaires. L’épouvantail d’un soulèvement populaire ne suffit plus à faire évoluer un système verrouillé par l’attente.
Une héritière et des dauphins en concurrence
Qui, alors, pourrait incarner l’après-Biya ? Le nom de la Première dame, Chantal Biya, revient avec insistance. Son vaste réseau associatif et l’image glamour cultivée sur les réseaux sociaux en font une figure de ralliement possible, malgré son absence d’ancrage au sein du clan Beti.
Son beau-fils Franck, présenté comme la génération montante du RDPC, capitalise sur son entregent auprès de la jeunesse urbaine. Reste à savoir si l’axe familial peut bâtir une coalition crédible avec les barons provinciaux sans provoquer un sursaut des prétendants militaires.
Rôle singulier de l’armée et des BIR
L’armée régulière, dotée d’un budget confortable, demeure loyale. Le véritable bras armé du régime demeure toutefois le Bataillon d’intervention rapide, rompu aux techniques israéliennes de contre-insurrection. Selon Olivier Vallée, « quelques jeunes officiers, s’ils se lassent, peuvent rebattre les cartes en quelques heures ».
Une mutinerie alimentaire paraît improbable, les soldes étant régulièrement versées. Mais le facteur générationnel pèse : une hiérarchie octogénaire commande des troupes aguerries de trente ans. Le moindre flottement au sommet pourrait déclencher le syndrome classique du garde républicain cherchant à préserver la continuité.
Influences extérieures et diplomatie du pivot
Sur le plan international, Biya bénéficie encore d’un consensus occidental soucieux de stabilité. Paris, Washington et Bruxelles préfèrent l’équilibre actuel à l’inconnu. Si cet appui s’érodait, Yaoundé n’hésiterait pas à se tourner vers Moscou ou Pékin, carte déjà brandie dans les coulisses.
La diplomatie camerounaise joue ainsi le rôle de pivot prudent entre Francophonie, Commonwealth et puissances émergentes. « Le Cameroun se voit supérieur à ses voisins », note Vallée, ce qui alimente une rivalité feutrée avec Ndjamena et une méfiance constante envers Abuja.
Au-delà de Yaoundé, un enjeu régional
Pour les chancelleries, la succession à Yaoundé n’est donc pas un détail local : la viabilité de la zone franc CEMAC en dépend. Un effondrement soudain ferait peser sur Brazzaville, Bangui et Libreville un choc économique et migratoire difficilement absorbable.
À moins de deux ans du scrutin présidentiel, chacun retient son souffle. Le « moyeu vide » décrit par Olivier Vallée continue de tourner, mais la course contre la montre est engagée. Dès que le cercle intérieur révélera son scénario, l’Afrique centrale sentira la secousse.
Les diplomates sondent également les églises, très influentes. L’Église catholique, forte de médiations réussies en Centrafrique, pourrait offrir une plateforme de dialogue, tandis que les pasteurs pentecôtistes captent une jeunesse connectée que le discours officiel a du mal à convaincre.
En filigrane, les milieux d’affaires de Douala et de Londres scrutent les bourses de matières premières. Un retard de transition ferait grimper le risque, mais une succession mal préparée menacerait les contrats logistiques, miniers et bancaires dont dépend la reprise post-pandémie.
Comme souvent en Afrique centrale, le timing est dicté par la santé du chef. Des images sporadiques, soigneusement cadrées, alimentent les réseaux sociaux, mais personne ne sait combien de marathons diplomatiques le nonagénaire pourra encore enchaîner avant d’imprimer lui-même sa sortie.