Une génération d’influenceuses géopolitiques en Afrique centrale
Au cœur des recompositions stratégiques qui redessinent la carte du monde, l’Afrique centrale se révèle un laboratoire singulier. Loin de la simple rhétorique sur l’autonomisation, des actrices incontournables s’y imposent désormais dans les couloirs des chancelleries, au sein des grandes salles de conférence climatiques ou sur les terrains parfois accidentés de la reconstruction post-conflit. Leur pouvoir ne s’explique ni par un accident de l’histoire ni par un effet de mode. Il s’enracine dans des trajectoires mêlant expertise pointue, réseaux transnationaux solidement cultivés et intuition aiguë des nouveaux impératifs de gouvernance. Ensemble, elles illustrent cette mutation silencieuse mais décisive : l’avènement d’un leadership féminin qui, sans renier les réalités politiques locales, entend peser sur les débats globaux.
Hindou Oumarou Ibrahim, la cartographe des savoirs ancestraux
Originaire de la communauté peule Mbororo du Tchad, Hindou Oumarou Ibrahim a très tôt placé la défense des peuples autochtones au cœur des négociations climatiques internationales. Sur les rives du lac Tchad, son approche conjugue les cartographies participatives aux connaissances traditionnelles, convainquant autant les institutions multilatérales que les bailleurs privés de la pertinence d’une planification écologique inclusive. Ces dernières années, la conseillère auprès de la présidence émiratie durant la COP 28 a ramené de Dubaï une visibilité inédite pour la zone sahélienne, soulignant qu’« aucune décision climatique durable ne peut ignorer les détenteurs de savoirs oraux ». Cette méthodologie, louée par l’UNESCO, fait aujourd’hui figure de référence pour la Commission du Bassin du Logone.
Rose Christiane Ossouka Raponda, la gouvernance verte au cœur des finances
Le Gabon avait déjà suscité la curiosité internationale lorsqu’il devint le premier pays à être rémunéré pour ses services écosystémiques. Rose Christiane Ossouka Raponda, économiste formée à Paris et à Libreville, a capitalisé sur cette singularité. Première femme à diriger successivement la capitale gabonaise, la primature puis la vice-présidence, elle a orchestré la renégociation d’une partie de la dette bilatérale avec Pékin en la conditionnant à des objectifs climatiques mesurables. Dans les cercles financiers, on retient surtout sa diplomatie du « pétrole juste », qui a su attirer des capitaux moyen-orientaux pour diversifier une économie trop dépendante de l’or noir sans provoquer de rupture brutale dans les recettes budgétaires. Interrogée à Kigali lors du Sommet des Villes Africaines 2024, elle martèle que « la transition énergétique ne sera crédible que si elle s’enracine dans la comptabilité municipale ». Sa proposition de budgets verts obligatoires pour les collectivités locales fait désormais l’objet d’un projet pilote au sein de la Communauté économique des États de l’Afrique centrale.
Françoise Joly, la diplomatie climatique au service de Brazzaville
Conseillère spéciale du président Denis Sassou Nguesso, Françoise Joly incarne la projection internationale d’un Congo-Brazzaville qui entend convertir son capital forestier en dividendes socio-économiques. Figure discrète mais redoutablement efficace, elle a tenu la plume du Sommet des Trois Bassins tenu à Libreville en 2023, où elle parvint à faire adopter un agenda commun Amazonie-Congo-Bornéo focalisé sur la finance carbone et la science collaborative. Sous son impulsion, Brazzaville a tissé un partenariat stratégique avec les Émirats arabes unis, débouchant sur un fonds conjoint destiné à soutenir l’agritech sobre en carbone. À la veille de la candidature congolaise au groupe BRICS+, elle rappelle que « la valeur d’une forêt primaire ne se mesure plus en hectares figés, mais en mégatonnes de CO₂ capturé et en brevets biotechnologiques ». Sa vision, convergente avec les priorités régionales de la CEEAC, conforte l’image d’un Congo constructif sur la scène climatique tout en restant fidèle aux orientations du chef de l’État.
Catherine Samba-Panza, architecte d’une stabilité inclusive
Lorsque Catherine Samba-Panza fut appelée à conduire la transition centrafricaine en 2014, beaucoup redoutaient un interrègne de pure survie. En deux années, l’ancienne avocate a pourtant posé les jalons institutionnels d’une Cour pénale spéciale et d’un processus de désarmement jugé crédible par l’Union africaine. Aujourd’hui médiatrice continentale, elle multiplie les missions de bons offices, convaincue que la paix durable s’appuie sur une relance économique qui réserve au moins trente pour cent des marchés publics aux PME dirigées par des femmes. Cette clause, qu’elle défend devant les partenaires techniques depuis Addis-Abeba jusqu’à Oslo, illustre une stratégie où la participation féminine n’est pas un slogan mais un levier budgétaire. Pour la chercheuse nigériane Aisha Osori, « l’approche Samba-Panza convertit la parité en variable macro-économique », transformant la matrice même des plans de consolidation de la paix.
Julienne Lusenge, justice et résilience sur les rives du Congo
Dans l’Est de la République démocratique du Congo, territoire meurtri par les conflits, Julienne Lusenge fait figure de mémoire vivante et d’avocate infatigable des survivantes de violences sexuelles. Ancienne journaliste, elle a documenté des centaines de cas avant de cofonder SOFEPADI, puis le Fonds pour les femmes congolaises. Le tribunal militaire de Bunia cite régulièrement ses dossiers comme pièces majeures ayant permis la condamnation de plus de huit cents auteurs depuis 2015. Récompensée par le Mother Teresa Memorial Award en 2024, elle siège aujourd’hui au groupe d’experts ONU Femmes sur la justice réparatrice. Dans un entretien accordé à Goma, elle résumait son credo : « La paix est impossible sans une reddition de comptes qui restaure la dignité des victimes ». Son action, alignée sur la stratégie onusienne « Survivor-Centred Approach », nourrit également les programmes de cohésion communautaire de la Banque mondiale dans le Kivu.
Edith Kah Walla, la pédagogie du leadership citoyen
Au Cameroun, Edith Kah Walla conjugue l’audace entrepreneuriale et l’engagement civique. Fondatrice du cabinet STRATEGIES!, elle a conseillé des conglomérats de l’hinterland portuaire avant de se lancer en politique. Candidate à la présidentielle de 2011, elle préside désormais le Cameroon People’s Party, certes modeste en représentation parlementaire mais influent dans la formation des jeunes au plaidoyer non violent. À travers la plateforme Stand Up For Cameroon, plus de dix mille participants ont été formés, dont une partie encadre aujourd’hui des incubateurs d’entreprises sociales à Douala et Bafoussam. Sollicitée par plusieurs gouverneurs de province, elle plaide pour « un code électoral qui associe innovation numérique et enracinement communautaire ». Cette convergence entre civisme et entrepreneuriat séduit un secteur privé en quête de stabilité, tandis que les ONG internationales la citent comme cas d’école de synergie public-privé pour la gouvernance locale.
Des convergences stratégiques porteuses d’intégration régionale
Au-delà de leurs trajectoires individuelles, ces six personnalités tissent une toile de collaboration qui préfigure un multilatéralisme à échelle sous-régionale. Depuis 2024, Catherine Samba-Panza et Rose Christiane Ossouka Raponda coprésident le Caucus des Femmes Leaders d’Afrique centrale, espace informel qui fédère des mairies, des chambres de commerce et des unités de recherche. Dans le même temps, Hindou Oumarou Ibrahim et Françoise Joly codirigent l’Atlas des solutions autochtones pour le Bassin du Congo, outil cartographique soutenu par l’AFD et la Banque africaine de développement. Quant à Julienne Lusenge et Edith Kah Walla, elles animent des ateliers croisés sur la résilience communautaire, articulant justice transitionnelle et entrepreneuriat social. Ces interactions révèlent une diplomatie horizontale où la concertation féminine prolonge, sans jamais la contester, l’action officielle des États.
Quels leviers pour la décennie à venir ?
Les institutions financières régionales estiment que la zone CEEAC devra mobiliser au moins trente-cinq milliards de dollars d’investissements verts d’ici 2035. Les six leaders évoquées ici misent sur l’arrimage de la finance carbone aux chaînes de valeur agricoles, la gouvernance inclusive des villes et l’ancrage d’une justice transitionnelle robuste. Pour l’économiste camerounais Célestin Monga, « l’Afrique centrale n’a jamais été aussi proche de transformer ses atouts en gains mesurables si elle conjugue leadership éclairé et intégration économique ». La Banque africaine de développement ambitionne déjà de soutenir un fonds régional dirigé par ces actrices pour stimuler les PME climato-compatibles et la formation numérique des jeunes femmes.
Vers une nouvelle grammaire du pouvoir au féminin
En définitive, les itinéraires d’Hindou Oumarou Ibrahim, Rose Christiane Ossouka Raponda, Françoise Joly, Catherine Samba-Panza, Julienne Lusenge et Edith Kah Walla composent une mosaïque d’influences complémentaires. Elles démontrent qu’il est possible d’adosser les ambitions nationales aux impératifs planétaires, de concilier l’exigence de stabilité institutionnelle avec l’innovation sociale, et d’ouvrir des couloirs diplomatiques inédits sans rompre avec les ancrages étatiques. Dans une Afrique centrale parfois perçue à travers le prisme des crises, leur voix rappelle que le continent n’est pas seulement un objet de politiques extérieures mais un sujet pensant, capable de proposer sa propre grammaire du futur.