La montée en puissance discrète d’une technocratie continentale
La tectonique du pouvoir africain n’est pas seulement affaire d’urnes ou de tribunes. Dans l’ombre des ministres et des conseillers spéciaux, une cohorte de hauts fonctionnaires et de cadres bancaires façonne les politiques publiques à coups de tableurs, de clauses financières et de négociations interinstitutionnelles. Ils n’affichent ni slogan ni parti, mais leur marge de manœuvre est considérable, car ils contrôlent les tuyaux du financement ou la mécanique de régulation. Trois trajectoires récemment mises en lumière par Africa Intelligence illustrent cette tendance : Sechaba Thole en Afrique du Sud, Patrick Mbelle au Kenya et Meinna Gwet au Cameroun. Leurs prérogatives – respectivement les finances portuaires, l’économie maritime et la structuration de dettes souveraines – s’avèrent décisives dans un continent où la souveraineté se mesure à la capacité d’attirer des capitaux et de sécuriser les routes commerciales.
De Pretoria à la Bourse de Johannesburg, un profil d’ingénieur au Trésor
Âgé de quarante-deux ans, formé à l’université du Witwatersrand puis à la London School of Economics, Sechaba Thole prend la direction financière de la South African National Ports Corporation (SANPC) au moment précis où l’opérateur public doit renégocier un programme d’investissements portuaires estimé à 7,5 milliards de dollars. L’enjeu dépasse la seule rentabilité : Pretoria conditionne la modernisation des terminaux de Durban et de Ngqura à la relance d’un commerce extérieur affaibli par les coupures d’électricité et les blocages ferroviaires. Thole, connu pour ses audits intraitables au Trésor national, entend imposer une discipline budgétaire sans renoncer à l’ouverture au capital privé. « L’État n’a pas vocation à se ruiner pour des équipements qu’il peut cofinancer avec le marché, pourvu qu’il garde un droit de regard », glisse-t-il lors d’un échange informel avec des syndicats portuaires, révélant une habileté rare à concilier orthodoxie budgétaire et sensibilité sociale. Le National Treasury compte sur lui pour négocier avec les banques de développement tandis que Transnet, la maison mère logistique, voit en lui le garant d’une notation financière stabilisée après les dégradations de 2023 (Moody’s, 2023).
Dans les eaux de Mombasa, la diplomatie de la mer se nourrit d’économie bleue
Patrick Mbelle, quarante-sept ans, occupe depuis janvier la fonction inédite de secrétaire permanent à l’économie bleue auprès du ministère kenyan des Transports. Titulaire d’un doctorat en droit maritime de l’université de Southampton, il a dirigé pendant huit ans l’Autorité portuaire du Kenya. Sa feuille de route est double. D’une part, arrimer la stratégie “Vision 2030” à la Convention de Nairobi sur la protection du milieu marin, dans un contexte où le corridor Lamu-Addis-Djibouti devient vital pour l’Éthiopie enclavée. D’autre part, positionner Nairobi comme place de référence pour l’assurance maritime dans l’océan Indien occidental. « Nous ne voulons plus que la prime d’assurance d’un conteneur transitant par Mombasa se décide à Londres ou à Singapour », martèle Mbelle, qui courtise Lloyd’s et la Banque africaine de développement afin de créer un hub de réassurance régionale. Son approche répond aussi à un impératif de sécurité : le déploiement d’une flotte côtière mixte, confiée à la Kenya Coast Guard Service, doit être financé par un fonds d’affectation alimenté par les redevances portuaires nouvelles.
Douala mise sur l’intermédiation bancaire pour financer l’intégration régionale
Au Cameroun, Meinna Gwet, trente-neuf ans, prend la tête de la division grands financements d’Ecobank, avec une mission ambitieuse : structurer des prêts syndiqués supra-nationaux capables de soutenir la Zone de libre-échange continentale africaine (Zleca). Formée à Polytechnique Yaoundé puis passée par la Deutsche Bank à Francfort, elle incarne ce métissage professionnel que l’on retrouve de plus en plus dans les centres décisionnels de Douala. Gwet s’attelle notamment à un prêt relais de 600 millions de dollars pour la modernisation du corridor ferroviaire Douala-Bangui-Ndjamena, infrastructure cruciale pour les pays enclavés d’Afrique centrale. Les négociations, menées avec la Banque arabe pour le développement économique en Afrique et la JICA, témoignent de sa capacité à agréger des partenaires aux intérêts parfois divergents. « Un syndicat bancaire ne vaut que par la confiance que l’arrangeur inspire aux bailleurs », souligne-t-elle, rappelant aux autorités camerounaises qu’une notation souveraine stable constitue le socle de toute ambition régionale.
Vers une génération de technocrates africains transnationaux
La convergence de ces trajectoires révèle au moins trois dynamiques majeures. Premièrement, l’expertise financière devient un vecteur privilégié de légitimité politique. Dans des États où la marge budgétaire se réduit, la faculté à mobiliser des capitaux internationaux offre aux technocrates un statut quasi ministériel. Deuxièmement, la porosité croissante entre secteur public et secteur privé favorise l’émergence de profils hybrides, à l’aise aussi bien devant un comité de créanciers que devant un parlement. Troisièmement, la régionalisation des dossiers – qu’il s’agisse d’axes ferroviaires, de corridors maritimes ou de chaînes de valeur industrielles – impose une diplomatie économique plus intégrée, où la capacité à négocier simultanément avec Pékin, Bruxelles ou Abou Dhabi devient décisive. Pour les chancelleries accréditées à Pretoria, Nairobi ou Yaoundé, comprendre l’agenda de Thole, Mbelle ou Gwet revient désormais à anticiper les arbitrages budgétaires, les appels d’offres stratégiques et, in fine, les futurs équilibres de pouvoir sur le continent.
Loin des podiums électoraux, ces hauts fonctionnaires donnent chair à l’idée d’une souveraineté africaine articulée autour de la maîtrise des chaînes logistiques et financières. Leurs décisions, que d’aucuns qualifieraient de techniciennes, pourraient bien peser plus lourd sur la stabilité politique que nombre de discours partisans. Il appartient aux diplomates de saisir cette évolution pour ajuster leurs canaux d’influence, sans sous-estimer la part d’autonomie qu’une gestion rigoureuse des ressources confère à ces nouvelles figures du pouvoir africain.