Ce qu’il faut retenir
Le continent dépense plus de 115 milliards de dollars pour s’alimenter chaque année. Pour Claver Gatete, nouveau patron de la CEA, cette facture peut être divisée si les pays alignent leurs politiques autour de véritables chaînes de valeur régionales, soutenues par la ZLECAf.
Au micro de notre magazine, à Dakar, il décrit un agenda pragmatique : financement innovant, hubs agro-industriels transfrontaliers, logistique intégrée et formation de la jeunesse. Son message résonne alors que la souveraineté alimentaire devient un impératif stratégique pour toutes les capitales.
Chaînes de valeur régionales
« Nous ne pouvons plus nous contenter de circuits fermés », insiste Gatete lors de l’Africa Food Forum 2025 tenu à Dakar. Selon lui, l’intégration des cultivateurs, transformateurs, logisticiens et distributeurs dans des corridors régionaux permettrait de garder la valeur ajoutée sur le sol africain.
La ZLECAf offre un marché de 1,4 milliard de personnes. Connecter les bassins de production céréalière du Sahel aux usines de conditionnement côtières ou les élevages d’Afrique centrale aux industries laitières d’Afrique de l’Est représenterait, selon la CEA, un gisement annuel de 30 milliards de dollars.
Le nerf du financement
L’obstacle demeure le coût du capital. Seuls le Botswana et Maurice bénéficient d’une notation investment grade, rappelle le secrétaire exécutif. Les autres États s’endettent souvent à plus de 10 %. D’où la proposition d’une agence africaine d’évaluation susceptible de refléter les fondamentaux réels des économies.
Parallèlement, la CEA encourage des instruments hybrides : obligations vertes, financements mixtes et garanties de première perte de la Banque mondiale, de la BAD ou de la SFI. Objectif : abaisser le risque perçu pour mobiliser l’épargne locale et attirer des investisseurs institutionnels internationaux.
Des hubs agro-industriels en gestation
Les projets pilotes illustrent la démarche. Entre la Zambie et le Zimbabwe, un parc agro-industriel de 400 000 hectares vise à moderniser la culture du maïs et à produire sur place l’amidon destiné aux brasseries régionales. Les premières moissons test sont attendues l’an prochain.
En Afrique centrale, la RDC et la Zambie finalisent des zones économiques spéciales dédiées aux batteries électriques. Les résidus de manganèse et de cobalt serviront aussi d’engrais phosphatés locaux : un exemple, selon la CEA, d’économie circulaire où agriculture et industrie minière se renforcent mutuellement.
La logistique comme accélérateur
Pas de décollage sans routes, énergie stable ni entrepôts frigorifiques. Gatete insiste : « Les infrastructures ne sont pas des trophées, elles sont des multiplicateurs de productivité ». Un corridor moderne peut réduire de 30 % le coût final de la farine ou du lait pour le consommateur urbain.
La CEA cite l’exemple du Rwanda, qui a ouvert un guichet unique d’exportation agricole. En six ans, le délai d’accès à un certificat phytosanitaire est passé de quinze jours à vingt-quatre heures, tandis que le volume expédié de fruits frais a doublé vers le Golfe.
États stratèges et jeunesse
Pour matérialiser ces ambitions, l’État doit rester stratège sans se substituer au secteur privé. Le rôle public consiste à sécuriser les terres, harmoniser les normes et soutenir l’innovation. Les partenariats public-privé deviennent alors la colonne vertébrale du nouveau pacte agricole continental.
La démographie constituant un atout, Gatete cible la formation. « Nous avons la jeunesse, il faut maintenant des curriculums orientés mécanisation, numérique et climat », explique-t-il. Un semi-moissonneur piloté par GPS peut tripler le rendement tout en réduisant la consommation d’eau et d’engrais.
Scénarios d’impact continental
La CEA a cartographié 94 chaînes de valeur prioritaires. Si seulement la moitié atteignait son potentiel, les importations alimentaires nettes du continent passeraient sous la barre des 30 milliards de dollars d’ici 2030, libérant des ressources budgétaires pour la santé et l’éducation.
Dans un scénario haut, l’agro-industrie pourrait créer quinze millions d’emplois directs en cinq ans. L’Afrique centrale, grâce à ses immenses terres arables et à ses forêts, est pressentie pour contribuer à un quart de ce total, à condition d’investir rapidement dans ses corridors.
Le point juridique-éco
Juristes de la CEA planchent sur une clause de transit préférentiel qui harmoniserait les droits de douane intérieurs. Inspirée de l’expérience congolaise sur le corridor Pointe-Noire-Brazzaville-Bangui, elle garantirait un passage fluide des convois agricoles vers les ports sans surcoût administratif.
Sur le terrain fiscal, Gatete propose d’offrir aux entreprises locales un amortissement accéléré des équipements verts. Selon une modélisation interne, cette mesure pourrait réduire de 15 % le coût d’un séchoir solaire et renforcer la compétitivité des coopératives productrices de manioc au Congo et au Cameroun.
Et après ?
Gatete annonce pour le prochain sommet de l’Union africaine un rapport détaillé sur les nouveaux mécanismes de partage de risques. Il y dévoilera un fonds d’amorçage de 500 millions de dollars, déjà souscrit à 60 % par des banques africaines, destiné aux petites exploitations.
« Le temps n’est plus aux déclarations symboliques », conclut-il. Le patron de la CEA espère que les ministres des Finances adopteront des cibles chiffrées, comparables aux engagements climatiques. Car, selon lui, nourrir l’Afrique par l’Afrique reste l’indicateur politique le plus parlant de la souveraineté.
