Un héritage ferroviaire au cœur de la mémoire congolaise
Au matin du 10 juillet 1934, les locomotives du Congo-Océan s’élançaient de Brazzaville vers Pointe-Noire sous les vivats des autorités coloniales. Derrière les discours triomphants, au moins 17 000 travailleurs africains avaient laissé la vie sur les chantiers, selon les archives rassemblées par la réalisatrice Catherine Bernstein. Cette statistique, que les historiens congolais qualifient de « blessure matricielle » de la nation, continue d’imprégner la conscience collective. Pour l’anthropologue Georges Ngal, « le sifflet du train rappelle autant la modernité que le labeur contraint de nos aînés ».
Longtemps reléguée aux marges des programmes scolaires, la question des corvées imposées sous l’administration française revient aujourd’hui au premier plan. À Brazzaville, l’Université Marien-Ngouabi consacre depuis 2022 un séminaire annuel à l’étude des chantiers ferroviaires coloniaux. Les étudiants y croisent témoignages familiaux et archives militaires, tissant un pont entre l’histoire savante et la mémoire vécue. Le travail universitaire, encouragé par le ministère de la Culture et des Arts, vise à nourrir une réconciliation lucide plutôt qu’un oubli confortable.
De l’ambition coloniale aux résonances contemporaines
Le projet ferroviaire répondait, dans les années 1920, à une logique d’extraction : acheminer bois, cuivre et manganèse vers l’Atlantique avant la traversée en direction des ports hexagonaux. Ces flux marchands, hier unilatéraux, dessinent désormais un réseau d’échanges plus diversifiés. Les cargaisons de produits agro-industriels et de matériaux de construction desservent aujourd’hui non seulement la capitale congolaise, mais aussi les marchés des pays enclavés voisins, à commencer par la République centrafricaine.
Cette reconfiguration logistique illustre la mutation des rapports Nord-Sud. D’un monopole colonial est né un outil régional dont la diplomatie économique congolaise tire parti. Dans un entretien accordé à la presse lors du Forum sur les infrastructures africaines à Dakar, le ministre des Transports honorait « l’héritage d’acier qui, après avoir servi l’extraction, sert désormais l’intégration ».
Entre valorisation patrimoniale et devoir de mémoire
En 2021, Brazzaville a lancé un programme de rénovation des gares historiques, allié à la création d’un parcours muséal le long de la voie ferrée. L’ancienne gare de Hinda, restaurée avec l’appui de l’Agence française de développement et de l’UNESCO, expose photographies et carnets de chantier recueillis dans les archives d’Aix-en-Provence. L’initiative illustre une tendance continentale : transformer les stigmates du passé en lieux de dialogue et de tourisme culturel.
Cette démarche s’inscrit dans la logique du rapport remis par l’historien Bénédicte Savoy et l’économiste Felwine Sarr sur la restitution des biens culturels africains. « Dans le cas du Congo-Océan, il ne s’agit pas de rapatrier un objet, mais de restituer un sens », explique l’écrivain Alain Mabanckou, pour qui la valorisation patrimoniale n’exonère pas l’ancienne puissance coloniale de son examen de conscience. Le gouvernement congolais, sans céder à la tentation d’un discours victimaire, entend inscrire cette mémoire dans un récit national constructif.
Les défis logistiques d’une ligne à la croisée des coopérations
Si la mémoire commande le respect, la réalité du rail exige des investissements conséquents. Les pluies équatoriales, l’érosion et la vétusté des matériels pèsent sur la régularité des convois. Dans son plan directeur 2022-2032, la société Chemin de fer Congo-Océan (CFCO) estime à 800 millions de dollars le coût d’une modernisation complète, incluant la pose de rails soudés, la digitalisation de la signalisation et le renouvellement du parc roulant.
Aux côtés de partenaires historiques européens, de nouveaux acteurs asiatiques se montrent intéressés. La Chine, déjà impliquée dans le corridor minier Mbalam-Kribi au Cameroun, propose un schéma de financement adossé aux recettes futures de fret. De son côté, la Banque africaine de développement plaide pour une gouvernance multipartite assurant la transparence des contrats. Ces négociations mobilisent la diplomatie congolaise, soucieuse de conjuguer intérêt national et attractivité pour les bailleurs.
Mémoire partagée, avenir convergent
À l’heure où la mondialisation rebat les cartes ferroviaires, le Congo-Océan se révèle plus qu’une ligne centenaire. Il est un laboratoire de la relation entre mémoire coloniale, souveraineté économique et diplomatie culturelle. Les autorités congolaises soulignent régulièrement l’importance d’un récit équilibré : reconnaître la souffrance des bâtisseurs tout en projetant l’infrastructure dans l’économie du XXIᵉ siècle.
Le documentaire de Catherine Bernstein rappelle, par son parti pris historique, la dimension humaine du chantier. Il offre aussi une résonance internationale favorable à la stratégie de Brazzaville, qui entend montrer son attachement à la transparence mémorielle et à la coopération multilatérale. Comme le déclarait récemment le professeur Elikia M’bokolo lors d’une table ronde à Pointe-Noire, « l’histoire ne se réécrit pas, elle se complète ». Entre l’écume des wagons d’hier et les locomotives hybrides promises pour demain, le Congo-Brazzaville donne ainsi corps à une diplomatie des rails où la reconnaissance du passé nourrit la construction d’un futur partagé.