Le documentaire : un révélateur d’enjeux mémoriels transcontinentaux
Diffusé sur Histoire TV, le film de Catherine Bernstein provoque un regain d’attention autour d’un linéaire de 512 kilomètres inauguré le 10 juillet 1934 entre Brazzaville et Pointe-Noire. Sans posture accusatrice à l’égard des autorités congolaises contemporaines, l’œuvre rappelle surtout la mécanique coloniale à l’origine de l’infrastructure. En sélectionnant une profusion d’archives, la réalisatrice fait dialoguer images officielles, témoignages d’anciens cheminots et analyses d’historiens afin de replacer l’ouvrage dans la chronologie des grands projets impériaux français.
Une artère stratégique de l’économie d’empire
Conçue pour drainer le bois, les minerais et l’huile de palme vers l’Atlantique, la voie Congo-Océan illustrait la priorité donnée par Paris à la valorisation du bassin du Congo au début du XXᵉ siècle. Le relief accidenté, la forêt équatoriale et les ravins du Mayombe imposèrent des prouesses techniques qui, dans le récit colonial, masquaient souvent l’ampleur du labeur forcé. Comme le note l’historien Jean-Germain Gros, « le rail constituait moins un outil de mobilité pour les populations qu’une véritable artère d’exportation vers Le Havre ». En témoignent les convois de grumes arrivant au port de Pointe-Noire à un rythme hebdomadaire dès 1935.
La part d’ombre : travail contraint et bilan humain
Les estimations les plus basses évoquent 17 000 décès, d’autres sources locales avancent un chiffre avoisinant 20 000 victimes, décimées par les accidents, la maladie ou l’épuisement. Le professeur Elikia M’Bokolo rappelle que « le chemin de fer fut à la fois un vecteur d’intégration territoriale et un laboratoire de la coercition coloniale ». Artisans, porteurs et manœuvres venus de l’ensemble de l’AEF traversaient à pied des centaines de kilomètres pour rejoindre les chantiers. À l’époque, la Commission d’enquête de la Société des Nations avait déjà signalé la mortalité « suscitant un malaise même dans les cercles administratifs ». Ces réalités, exposées dans le film, nourrissent aujourd’hui des revendications mémorielles sans pour autant préempter le projet national de réconciliation prôné à Brazzaville.
Le regard contemporain de Brazzaville : mémoire assumée et modernisation
Depuis deux décennies, les autorités congolaises ont multiplié plaques commémoratives, expositions itinérantes et conférences universitaires afin d’honorer les travailleurs disparus. La création, en 2018, d’un Centre national de la mémoire ouvrière à Dolisie illustre cette démarche. Parallèlement, le gouvernement a ouvert la voie à des partenariats publics-privés consacrés à la réhabilitation de la ligne, maillon essentiel du corridor Pointe-Noire-Brazzaville-Bangui-Ndjamena soutenu par la CEEAC. Selon le ministre des Transports, Jean-Marc Thystère-Tchicaya, « l’entretien du patrimoine historique n’exclut pas sa projection vers les besoins logistiques du XXIᵉ siècle ».
Défis techniques et attractivité économique régionale
La densification du trafic minier et la hausse attendue des échanges agricoles exigent une modernisation complète de la voie métrique, notamment dans la traversée du Mayombe où l’hygrométrie accélère la corrosion. Des consultations menées avec l’AFD et la Banque africaine de développement évoquent des investissements de 1,5 milliard USD pour doubler certains tronçons et sécuriser les viaducs. Simultanément, Brazzaville évalue la possibilité de connecter la ligne à la future dorsale ferroviaire transafricaine, ce qui renforcerait la position du port de Pointe-Noire comme hub d’exportation vers l’Atlantique Sud.
Diplomatie culturelle et influence régionale
La rediffusion du documentaire constitue un levier discret de diplomatie publique pour le Congo-Brazzaville : elle inscrit le pays dans le débat mondial sur la réparation symbolique, tout en soulignant sa capacité à assumer un passé complexe. Lors d’une table ronde organisée par l’UNESCO, la sociologue congolaise Pauline Makaya estimait que « la reconnaissance de la souffrance ouvrière confère une profondeur historique à la posture de médiation régionale que le Congo occupe aujourd’hui ». En promouvant des projets artistiques autour du rail, Brazzaville tisse ainsi des liens avec des institutions européennes, renforçant un soft-power fondé sur la culture et la mémoire.
Perspectives : entre devoir de mémoire et impératif de croissance
La ligne Congo-Océan incarne désormais une double responsabilité : honorer les travailleurs anonymes qui l’ont édifiée et répondre aux attentes logistiques d’une économie en pleine diversification. En valorisant la mémoire sans renier l’avenir, le gouvernement congolais trace un chemin où le rail devient à la fois témoin historique, vecteur de croissance et instrument de cohésion nationale. La conversation suscitée par le documentaire offre enfin l’opportunité d’un dialogue constructif avec les partenaires étrangers, désireux d’appuyer des projets respectueux des exigences sociales et environnementales contemporaines.