Le livre comme instrument de soft power africain
Au sein des chancelleries, l’idée selon laquelle la puissance d’un État se mesure aussi à l’aune de son capital symbolique n’est plus contestée. Ces dernières années, la littérature africaine s’est hissée au rang d’outil stratégique, capable d’esquisser un récit alternatif au prisme souvent réducteur des indicateurs macro-économiques. Le succès mondial de romanciers nigérians, kényans ou ivoiriens a ouvert une brèche dans laquelle s’engouffrent désormais les éditeurs du continent, déterminés à transformer cette effervescence en véritable politique d’influence culturelle. Le Cameroun, longtemps discret sur la scène éditoriale, s’illustre à présent par des initiatives ambitieuses : salons itinérants, résidences d’écriture ou co-éditions transatlantiques. Dans cette dynamique, la trajectoire de Christelle Noah, fondatrice de la maison « Nara Éditions », cristallise les espoirs d’une génération persuadée que la diplomatie se joue aussi sur les tables des librairies.
Un parcours forgé entre résilience et curiosité mondiale
Née à Yaoundé au milieu des années 1980, Christelle Noah aime rappeler que sa première bibliothèque fut la modeste étagère de sa mère, institutrice. Après des études de lettres modernes ponctuées d’un mémoire consacré aux écrivaines de la diaspora, elle décroche un stage au Salon du livre de Paris. « J’y ai compris que l’édition est un pont plus qu’un marché », confie-t-elle lors d’une table ronde à Abidjan en 2022. De retour au Cameroun, elle multiplie les collaborations avec des imprimeurs locaux, tout en tissant des partenariats avec des diffuseurs canadiens et belges. Le lancement de son premier catalogue, en 2015, coïncide avec l’éveil d’une classe moyenne africaine avide de récits introspectifs et d’essais géopolitiques contextualisés. Aujourd’hui, ses titres circulent dans plus de dix-sept capitales, de Dakar à Stockholm, attestant de la capacité d’un acteur indépendant à s’inscrire dans un réseau mondial sans renoncer à son ancrage local.
Entrepreneuriat éditorial et rayonnement diplomatique camerounais
L’État camerounais, conscient de la plus-value symbolique de ses créateurs, a inscrit le secteur du livre dans sa stratégie de diplomatie culturelle 2030. Subventions à la traduction, exonérations douanières sur le papier recyclé, présence accrue dans les foires internationales : autant de mesures qui offrent un terrain fertile aux ambitions de Nara Éditions. Christelle Noah a d’ailleurs été invitée en 2023 par la mission permanente du Cameroun à l’ONU pour évoquer « la contribution de l’édition au dialogue des civilisations ». Selon le ministère des Arts et de la Culture, les exportations de livres camerounais ont progressé de 18 % en deux ans, un chiffre modeste au regard des géants asiatiques, mais significatif pour un marché encore embryonnaire. Dans les couloirs feutrés des organisations multilatérales, cette évolution alimente le récit d’une Afrique créatrice de valeur immatérielle, moins dépendante des matières premières et davantage porteuse de sens.
La jeunesse africaine face au défi de la persévérance créative
Si l’enthousiasme est palpable, Christelle Noah met en garde contre le « syndrome de l’urgence » qui guette de nombreux aspirants éditeurs. « Publier rapidement n’est pas publier durablement », répète-t-elle aux étudiants de l’Université de Buea. Son discours, volontiers pragmatique, repose sur trois piliers : rigueur éditoriale, maîtrise des coûts et ouverture aux marchés de niche comme le livre audio en langues locales. Cette philosophie séduit une jeunesse connectée, mais souvent confrontée à des infrastructures fragiles. Selon l’Union internationale des télécommunications, seul un Africain sur trois dispose encore d’une connexion haut débit stable, freinant la diffusion numérique des ouvrages. L’éditrice y voit pourtant une incitation à l’innovation : partenariats avec des opérateurs mobiles pour l’e-reading, micro-financement communautaire ou encore production de podcasts interactifs.
Vers une consolidation régionale et un dialogue global
Au-delà du succès individuel, la pérennité de l’édition africaine passera par des alliances intrarégionales. L’Agence de coopération culturelle de l’Union africaine planche sur une plateforme de droits d’auteur mutualisés afin de réduire le coût prohibitif des licences étrangères. Christelle Noah milite pour que cette initiative s’articule avec le secrétariat de la Zone de libre-échange continentale africaine, convaincue que l’intégration économique doit aller de pair avec la circulation des idées. « Un roman voyage plus vite qu’un conteneur », ironise-t-elle, rappelant que les succès littéraires peuvent ouvrir la voie à d’autres secteurs créatifs, du cinéma d’animation aux industries musicales. Dans les capitales occidentales, les diplomates observent avec intérêt cette effervescence, y voyant une opportunité de coopérations renouvelées, loin d’une approche strictement assistancielle.
Quel avenir pour le soft power camerounais ?
Les analystes s’accordent à dire que le Cameroun ne saurait rivaliser immédiatement avec la machine culturelle nigériane ou sud-africaine. Néanmoins, l’émergence de figures telles que Christelle Noah atteste d’un changement de paradigme fondé sur la qualité plutôt que sur le volume. À court terme, la priorité reste l’amélioration des infrastructures logistiques et la formation de correcteurs professionnels. À moyen terme, l’enjeu sera de protéger la propriété intellectuelle face au piratage, estimé à 40 % des ventes potentielles dans la sous-région d’Afrique centrale. À long terme enfin, c’est la capacité à nourrir un récit national inclusif qui déterminera la portée du soft power camerounais. En rappelant à la jeunesse que « la persévérance n’est pas un luxe mais une discipline », l’éditrice offre une boussole précieuse pour un secteur en quête d’horizon. Dans un monde où la bataille des idées conditionne souvent les négociations commerciales, le livre africain apparaît, plus que jamais, comme un instrument de souveraineté narrative.