Une chaîne d’approvisionnement mondialisée
L’intensification, ces derniers mois, des frappes russes contre des infrastructures civiles et énergétiques ukrainiennes s’appuie sur l’usage massif de drones explosifs de type Shahed 136. Selon le président Volodymyr Zelensky, rien qu’en juin la Fédération de Russie aurait déployé près de 3 000 de ces appareils, un chiffre qui témoigne d’une cadence industrielle soutenue. Longtemps dépendante des livraisons iraniennes, Moscou a désormais internalisé la fabrication des engins dans plusieurs régions industrielles, notamment au Tatarstan, tout en externalisant certaines tâches d’assemblage vers une main-d’œuvre africaine aux coûts maîtrisés.
Portrait sociologique d’une main-d’œuvre féminine mobile
Les témoignages recueillis auprès de jeunes femmes originaires d’Ouganda, du Mali, du Cameroun, de Sierra Leone, du Botswana, du Zimbabwe ou encore du Soudan du Sud dressent le tableau d’un recrutement ciblant principalement des diplômées de filières techniques, souvent issues de classes moyennes urbaines. Attirées par des salaires dépassant la moyenne locale et par la promesse d’une formation technologique, elles rejoignent des lignes d’assemblage sécurisées où la minutie, la résistance au stress et la dextérité manuelle sont particulièrement recherchées. La présence féminine, autrefois minoritaire dans les industries de défense, devient ainsi un paramètre stratégique de la compétitivité russe.
Motivations russes et stratégies de contournement
Du point de vue de Moscou, le recours à une main-d’œuvre africaine répond à un double impératif. D’une part, il s’agit de contenir les coûts de production pour maintenir un rythme de tirs élevé malgré les sanctions internationales. D’autre part, la diversification des origines des personnels permet de limiter l’impact d’éventuelles pénuries domestiques tout en renforçant le capital diplomatique sur le continent. Des contrats d’agences de placement basées à Dubaï et à Istanbul facilitent ce flux migratoire spécialisé, contournant subtilement les restrictions occidentales sur les technologies à usage militaire. Les Africaines concernées obtiennent des visas temporaires adossés à des formations techniques, une modalité qui confère une apparence civile à des activités à haute valeur stratégique.
Lectures africaines d’une coopération à la carte
Sur le continent, les réactions oscillent entre satisfaction et prudence. Certains gouvernements y voient une ouverture vers des transferts de compétences susceptibles d’alimenter, à terme, leurs ambitions en matière d’aéronautique civile ou de drones agricoles. D’autres redoutent la dépendance technologique et la possible stigmatisation de leurs ressortissants engagés dans un conflit européen. Dans tous les cas, l’épisode confirme la montée en puissance du binôme Russie-Afrique dans des secteurs jadis réservés aux partenariats occidentaux.
Positionnement nuancé de Brazzaville
Le Congo-Brazzaville, fidèle à sa tradition de non-alignement dynamique, observe la situation avec un mélange d’intérêt économique et de vigilance politique. Les autorités de Brazzaville soulignent, dans leurs échanges bilatéraux, l’importance du respect des normes internationales du travail et de la protection des migrantes congolaises potentiellement attirées par ce marché. Tout en entretenant un dialogue constructif avec Moscou, le gouvernement congolais multiplie les partenariats éducatifs pour permettre le rapatriement, à moyen terme, de compétences dans l’assemblage de drones civils destinés à la cartographie forestière ou au suivi des infrastructures énergétiques. Cette démarche concilie diversification des partenaires et souveraineté technologique, sans remettre en cause les alliances traditionnelles de la République du Congo.
Vers une gouvernance africaine du transfert de compétences
L’exportation de talents féminins vers l’industrie de défense russe pose, enfin, la question d’une gouvernance africaine du transfert de compétences sensibles. Plusieurs chancelleries, dont celle de Brazzaville, plaident pour un cadre continental clarifiant les conditions d’exportation de savoir-faire dual. L’Union africaine, pressentie pour jouer le rôle de plateforme de concertation, pourrait ainsi définir un code de conduite protégeant les droits des travailleuses tout en maximisant les retombées technologiques domestiques. Dans cette perspective, l’épisode des Shahed russes apparaît moins comme une parenthèse que comme un jalon vers une intégration plus affirmée de l’Afrique dans les chaînes de valeur de défense mondialisées.