Un afflux soudanais sans précédent vers les rives du Nil
Depuis le 15 avril 2023, plus d’un million de ressortissants soudanais ont traversé la frontière nord pour rejoindre l’Égypte (IOM, 2024). Ils viennent s’ajouter aux quatre millions de Soudanais déjà installés, héritage d’une histoire coloniale partagée et d’accords de libre circulation conclus en 2004. L’onde de choc du conflit de Khartoum, la dégradation de la livre soudanaise et l’effondrement du système bancaire ont précipité cet exode, transformant certains quartiers du Grand Caire, au premier rang desquels Faysal, en véritables extensions de Omdurman.
Faysal, miroir urbain d’un Soudan recomposé
Situé sur la rive occidentale du Nil, Faysal abritait déjà une communauté soudanaise structurée. L’arrivée massive de nouveaux déplacés a néanmoins redessiné son paysage humain et économique. Ici, les devantures affichent thona, kisra et cafés au gingembre, tandis que le taux d’occupation des appartements grimpe au rythme inflationniste des loyers. Pour de nombreux déplacés, « Faysal, c’est Khartoum sans checkpoints », confie Mohammed, un ancien comptable devenu épicier. Ce sentiment d’entre-soi rassurant contraste toutefois avec une vigilance permanente : contrôles policiers, renouvellement de visas et exigences bancaires pèsent sur le quotidien.
L’informalité comme réponse pragmatique aux restrictions
Privés d’accès formel au crédit et à l’emploi, les entrepreneurs soudanais déploient des micro-initiatives souvent familiales : salons de coiffure, restaurants, boutiques d’encens ou d’épices. Loin d’être marginale, cette économie parallèle constitue près de 40 % du PIB égyptien (CNRS, 2023) et offre un parapluie discret aux nouveaux venus. Le statut informel, s’il protège de certaines contraintes administratives, expose inversement à la fermeture soudaine ou aux demandes de bakchichs. Déposits bancaires obligatoires, contrôles sécuritaires et opacité réglementaire dissuadent d’ailleurs toute tentative de formalisation à court terme.
Capital diaspora : du soutien alimentaire à l’investissement circulant
Parce que l’aide humanitaire traditionnelle montre ses limites, la solidarité familiale internationale est devenue un levier d’autonomisation. Les transferts d’Abu Dhabi, Houston ou Paris financent désormais l’ouverture d’échoppes, solution jugée plus durable que l’assistance ponctuelle. Ces flux privés, canalisés via des applications connectées à la Bank of Khartoum, contournent les contraintes bancaires égyptiennes et ancrent les déplacés dans une logique entrepreneuriale. Dans le même temps, les commerçants disposant d’anciens réseaux transsahariens between Port-Sudan, Assouan et N’Djamena réactivent leurs filières de fournitures pour approvisionner Faysal en denrées rares.
Courtage, change et immobilier : l’art d’« inventer un revenu »
Face au manque d’emplois formels, de nombreux Soudanais se muent en intermédiaires polyvalents. Les « simsar » de l’immobilier repèrent des appartements, négocient les baux et se rémunèrent à la commission, rôle décisif lors des pics d’arrivées provoqués par la chute de Wad Madani fin 2023. Parallèlement, un marché informel du change émerge : dans l’arrière-boutique d’une échoppe ou via un simple smartphone, on convertit la livre soudanaise dévaluée en devises égyptiennes puis en dollars, captant une marge qui assure la subsistance. Comme le résume Amal, restauratrice arrivée en mai 2023 : « Les épices voyagent plus facilement que les papiers officiels ». Ces activités, si elles créent des opportunités, redessinent également des hiérarchies internes, fondées sur l’étendue du réseau et la maîtrise des liquidités.
Négocier avec le pouvoir local : une diplomatie du quotidien
Dans un contexte sécuritaire renforcé, la pérennité des affaires dépend d’une négociation subtile avec policiers de quartier, agents municipaux et collecteurs d’impôts. Le versement informel de baksheesh permet souvent de différer une amende ou de régulariser un stock importé sans certificat d’origine. Cette diplomatie du quotidien épouse les logiques d’un État égyptien soucieux de contrôler son territoire tout en tirant profit, à la marge, de l’activité des réfugiés. Les entrepreneurs soudanais composent donc avec un cadre légal mouvant, jonglant entre invisibilité stratégique et alliances circonstancielles pour sécuriser leur place.
Vers quel horizon ? Adaptabilité et fractures internes
La plasticité des stratégies soudanaises à Faysal illustre une capacité d’ajustement remarquable aux transformations réglementaires et monétaires. Toutefois, ce dynamisme ne bénéficie pas à tous. Ceux qui disposaient déjà de capitaux sociaux ou financiers capitalisent sur la crise, tandis qu’une frange plus vulnérable s’enfonce dans la précarité. À mesure que la situation militaire évolue — certaines familles tentent déjà un retour vers Khartoum depuis mars 2025 — la hiérarchie interne se reconfigure sans cesse. Dans ce théâtre urbain, l’économie informelle joue le rôle d’amortisseur social, mais n’efface ni les inégalités, ni l’incertitude quant à la durée de l’exil.