La diplomatie du câble au cœur du Sahel
À N’Djaména comme à Niamey, l’annonce d’une dorsale fibre optique reliant les capitales sahéliennes a résonné comme une rare bouffée d’optimisme. Le ministre tchadien des Télécommunications, Michel Boukar, l’a formulé sans détour: «nous dépendons d’un seul lien». Pour le Tchad, enclavé et soumis à des coûts de bande passante parmi les plus élevés du continent, l’interconnexion promise au Niger représente bien plus qu’un chantier d’infrastructure; elle constitue une manœuvre diplomatique visant à desserrer l’étau de l’isolement numérique et, partant, économique.
Un corridor numérique à forte portée géostratégique
Le tracé projeté de la fibre épouse en grande partie la Dorsale transsaharienne, initiative portée par l’Union africaine depuis 2010. En connectant deux États charnières entre Maghreb, Afrique centrale et golfe de Guinée, le corridor place la donnée au même rang que le pétrole ou l’uranium dans la hiérarchie des ressources critiques. Les diplomates à Addis-Abeba voient dans cette jonction un chaînon manquant pour relier le réseau ouest-africain WACS, qui longe l’Atlantique, aux terminaux soudanais et éthiopiens branchés sur la mer Rouge. À terme, une boucle ininterrompue réduirait la dépendance vis-à-vis des hubs européens, un objectif de souveraineté numérique martelé lors du Sommet de Kigali sur les infrastructures en 2023.
Réduire la fracture numérique sans occulter la fracture sécuritaire
Sur le papier, la fibre doit abaisser les prix de l’accès, stimuler l’e-commerce régional et améliorer la gouvernance électronique. Pourtant, la topographie géopolitique du Sahel demeure instable. Le tronçon traversera des zones où opèrent encore des groupes armés transfrontaliers. Dans ce contexte, la sécurisation du chantier figure au même rang que la pose des câbles. L’expérience malienne, où plusieurs segments ont été vandalisés en 2021, sert d’avertissement. Le Niger, engagé dans une transition institutionnelle depuis 2023, tient à montrer que le projet survivra aux turbulences politiques, rejoignant la logique énoncée par son ministre de la Communication, Adji Ali Salatou, pour qui la fibre «connecte deux peuples qui ont la même histoire».
Financements croisés et rivalités d’influence
Au-delà des promesses, la ligne budgétaire reste floue. Selon la Banque africaine de développement, le coût moyen d’un kilomètre de fibre en zone désertique oscille entre 18 000 et 25 000 dollars. Niamey compte sur un montage hybride mêlant fonds propres, appui de la BAD et contributions d’opérateurs privés. À N’Djaména, la tentation de solliciter Pékin, déjà très présent sur le réseau national Soudachad, se heurte aux réserves du Trésor national. Washington, de son côté, promeut l’initiative Digital Invest pour contrer l’avance chinoise; Paris plaide, plus discrètement, pour un rôle élargi de l’Agence française de développement. Dans ce jeu d’équilibriste financier, chaque partenaire espère inscrire sa marque tout en limitant la dépendance des États sahéliens.
Normes techniques et quête de souveraineté numérique
Le choix du standard technique – OTN ou IP‐MPLS – peut paraître ésotérique, mais il engage la compatibilité future avec les centres de données régionaux. Pour Nouhou Arzika, président du Collectif nigérien pour la défense du droit à l’énergie et aux TIC, «l’enjeu n’est pas seulement la bande passante, c’est la localisation des données et le contrôle des routeurs». Les deux gouvernements envisagent la création d’un point d’échange Internet commun, mesure susceptible de réduire la latence intra-sahélienne de 80 millisecondes à moins de 25, un gain décisif pour les transactions financières en temps réel.
Perspectives de gouvernance régionale
La réussite du corridor dépendra d’une gouvernance partagée. La Communauté économique des États de l’Afrique centrale planche sur un protocole de gestion des coupures transfrontalières, calqué sur l’accord Kenya-Éthiopie de 2019. Les experts recommandent un fonds de maintenance mutualisé alimenté par une taxe minime sur le trafic inter-États, afin d’éviter la tentation de reporter les coûts sur l’utilisateur final. À moyen terme, l’Union africaine encourage la mise en place d’un Cloud sahélien, projet qui verrait les données sensibles hébergées sur le sol africain, prémunissant les administrations contre les pressions extrajudiciaires extérieures.
Un pari mesuré pour sortir du «désert numérique»
Si le calendrier précis n’est pas arrêté, la coopération technique actée le 18 juin laisse entrevoir un déploiement initial d’ici fin 2025. Les diplomates soulignent que le véritable indicateur de succès sera la baisse tangible du prix du mégabit, aujourd’hui cinq fois plus cher à N’Djaména qu’à Lagos. En attendant, la fibre sahélienne cristallise un optimisme prudent: elle incarne l’idée qu’au-delà des périls sécuritaires, une intégration par la bande passante peut redessiner le Sahel. Encore faudra-t-il conjuguer ambitions politiques, financements durables et sécurité physique, afin que le câble ne devienne pas un mirage dans la poussière.