Richesse africaine en expansion
Le continent africain compte désormais 135 200 millionnaires et 21 milliardaires, disposant ensemble d’environ 2 500 milliards de dollars d’actifs liquides, selon l’Africa Wealth Report 2024. La projection d’une hausse de 65 % des fortunes privées d’ici 2033 illustre un changement d’échelle majeur.
Cette accumulation de capital résulte de la combinaison d’un essor démographique, de gains de productivité dans l’agro-industrie, de découvertes extractives et d’une économie numérique foisonnante. Dans plusieurs métropoles régionales, des immeubles de bureaux flambant neufs côtoient des espaces de co-working dédiés aux start-ups, symboles d’un capital privé plus sophistiqué.
Family office, catalyseur stratégique
Face à cette manne, la question n’est plus de préserver la richesse mais de l’orienter vers des projets structurants. Les family offices, longtemps assimilés à de simples gestionnaires d’actifs, deviennent des plaques tournantes de capital patient, capables de financer des cycles industriels longs sans exiger de retours immédiats.
« Nos interlocuteurs veulent désormais participer à la transformation économique et sociale du continent, pas seulement placer leur épargne à Londres ou Dubaï », explique Orphée Tiehi, chargé d’affaires chez OBARA Capital, multi-family office créé en 2018. L’évolution culturelle est profonde : gouvernance, reporting et due diligence remplacent l’intuition patrimoniale.
Vers de nouvelles dynasties industrielles
Environ soixante family offices formalisés opèrent aujourd’hui en Afrique et pourraient dépasser quatre-vingt-dix d’ici 2030, selon Deloitte. Leur apparente discrétion masque une ambition de bâtir des conglomérats multigénérationnels, à l’image des groupes coréens ou latino-américains qui ont porté l’industrialisation de leurs pays.
Au Nigeria, la galaxie Dangote illustre la démarche : ciment, logistique, raffinerie puis pétrochimie. Au Kenya, la famille Chandaria explore la fintech. En Afrique du Sud, Patrice Motsepe déploie African Rainbow Capital dans l’éducation et la santé. Partout, la logique est la même : sécuriser l’approvisionnement, intégrer les chaînes de valeur et pérenniser l’influence familiale.
Afrique francophone et Congo-Brazzaville en mouvement
Dans l’espace francophone, la structuration est plus récente mais s’accélère. Des holdings familiales ivoiriennes investissent dans la transformation du cacao tandis qu’au Sénégal des véhicules dédiés financent des terminaux logistiques. Ces opérations, encore souvent en capital fermé, renforcent la souveraineté économique régionale.
À Brazzaville, un cadre réglementaire stable et des incitations fiscales ciblées encouragent la domiciliation de patrimoines. Des entrepreneurs locaux créent des sociétés de portefeuille spécialisées dans la transformation agroalimentaire et les services pétroliers, faisant du Congo-Brazzaville un point d’ancrage pour des capitaux transfrontaliers.
« Le pays valorise les initiatives qui lient production locale et exportation régionale, » note un diplomate économique en poste à Oyo. Les family offices y voient l’occasion d’articuler des chaînes de valeur couvrant le bois, le sucre ou le gaz, tout en s’appuyant sur des banques locales capitalisées.
Gouvernance et transmission intergénérationnelle
Le défi majeur reste la gouvernance. Souvent créées par un patriarche ou une matriarche charismatique, les fortunes doivent être protégées contre les litiges successoraux. Les family offices mettent en place chartes familiales, conseils d’administration indépendants et véhicules fiduciaires afin de clarifier droits de vote et règles de sortie.
« Nous devons anticiper le passage de témoin, car l’espérance de vie des entreprises familiales chute après la seconde génération », rappelle Bernard Ayitee, CEO d’OBARA Capital. La formation des héritiers, parfois diplômés d’HEC ou de Columbia, devient un actif stratégique aussi important que les usines financées.
Capital patient et transformation structurelle
La puissance des family offices réside dans leur horizon d’investissement. En misant sur des centrales hybrides, des réseaux de froid ou des plateformes fintech inclusives, ils acceptent des périodes de retour sur capital de dix à quinze ans, incompatibles avec les impératifs trimestriels des fonds cotés.
Cette temporalité longue permet d’absorber les chocs macroéconomiques et de soutenir l’industrialisation. Dans la sous-région, les capitaux privés accompagnent désormais l’anacarde, le coton et le gaz en aval, créant des emplois qualifiés et des recettes fiscales pérennes pour les États.
Un gérant basé à Pointe-Noire résume : « Notre rôle est d’aligner les intérêts des familles et ceux du territoire. Une raffinerie ou un hub agricole bénéficient autant à la dynastie qu’aux collectivités qui obtiennent routes, électricité et transferts de compétences. »
Le segment reste toutefois dépendant d’expertises locales en ingénierie financière. Les programmes de formation soutenus par la Banque africaine de développement et l’AFD visent à créer une masse critique d’analystes, juristes et fiscalistes capables d’asseoir cette nouvelle infrastructure du capital.
Regard diplomatique et perspectives régionales
Pour les partenaires internationaux, la montée des family offices change la nature des dialogues économiques. Les chefs d’État et les chancelleries voient émerger des interlocuteurs privés dotés de capacités de financement comparables à celles des banques de développement, mais agissant avec une flexibilité supérieure.
Dans les forums Afrique-France ou lors des Tables Rondes de Brazzaville, ces acteurs pèsent sur les choix d’infrastructure transfrontalière, des corridors routiers au haut débit. Leur implication consolide la stabilité macroéconomique régionale, un point salué par plusieurs chefs de mission européens.
La décennie qui s’ouvre pourrait ainsi voir l’inscription d’un capitalisme familial africain dans la durée, articulé autour de family offices plus transparents, mieux régulés et pleinement intégrés aux priorités nationales. Pour les diplomates, comprendre leurs logiques d’investissement devient une compétence incontournable.