Un rapt symbolique et ses répercussions institutionnelles
L’enlèvement nocturne de Mohamed Traoré, brièvement séquestré puis libéré à l’aube dans un quartier périphérique de Conakry, a instantanément résonné comme un électrochoc. La victime n’est pas un justiciable ordinaire : ancien président de l’Ordre des avocats, ex-membre du Conseil national de la transition et critique methodique de la junte, Me Traoré incarne une voix juridique capable de fédérer. Sitôt le rapt révélé, les chancelleries occidentales ont discrètement demandé des « clarifications urgentes » aux autorités (diplomate européen, entretien téléphonique, 24 avril 2025). Le gouvernement de transition s’est contenté d’un communiqué laconique promettant une enquête, sans qu’aucun organe judiciaire indépendant ne soit saisi dans l’immédiat. Pour les observateurs, l’affaire dévoile la tension structurelle entre un exécutif militaire jaloux de son pouvoir et un corps de juristes revendiquant la tutelle du droit positif.
Boycott national du barreau : un signal de rupture inédit
Réuni en assemblée générale extraordinaire, le barreau guinéen a voté à l’unanimité quatorze jours de cessation d’activité devant toutes les juridictions. Une mesure sans précédent depuis les années post-indépendance, présentée comme « l’ultime recours pour préserver l’intégrité de la profession » selon le bâtonnier Kémoko Malick Diakité. En se retirant de l’ensemble des organes consultatifs de la transition, les avocats rompent un modus vivendi fragile qui, depuis le coup d’État de 2021, leur conférait le rôle d’auxiliaires critiques mais encore partenaires du processus constitutionnel. Les cours restent donc symboliquement ouvertes, mais sans défenseurs ni contre-pouvoir procédural, suspendues dans un vide juridique qui met la junte face à sa propre promesse de retour à l’ordre constitutionnel.
Indépendance judiciaire et climat sécuritaire dégradé
La disparition éclair de Me Traoré ne relève pas du cas isolé. Depuis trois ans, les rapports successifs des Nations unies et d’ONG locales, tels que la Mécanisme citoyen de veille, documentent une recrudescence des menaces, surveillances et détentions arbitraires visant magistrats et avocats. La justice militaire, détentrice de dossiers sensibles comme ceux des manifestations de juillet 2022, coexiste avec des tribunaux civils fragilisés par la rotation forcée de juges réputés indépendants. Le procureur général près la Cour d’appel de Conakry reconnaît en privé « un déficit d’outils de protection physique » pour ses pairs, mais impute la responsabilité première « aux discours incendiaires de certains confrères » (entretien confiné, 26 avril 2025). Ce renvoi de la faute à la victime illustre l’atmosphère de suspicion réciproque qui règne entre barreau et parquet.
Effet domino régional sur la profession juridique
L’affaire Traoré réactive un réflexe de solidarité au-delà des frontières guinéennes. L’Union panafricaine des barreaux a publié une motion de soutien évoquant des précédents au Cameroun, au Burkina Faso et en République démocratique du Congo, où des ténors du barreau ont subi arrestations et campagnes de diffamation. Les dynamiques régionales de transitions militaro-civiles, fréquemment nourries par la rhétorique sécuritaire, tendent à considérer les avocats militants comme un « risque réputationnel » plutôt qu’une composante indispensable de la justice. Cette perception se diffuse également dans les cercles diplomatiques, où certains partenaires bilatéraux s’interrogent sur la pertinence de programmes d’assistance juridique si les protagonistes locaux ne bénéficient pas d’une protection minimale.
Perspectives diplomatiques et scénarios de sortie de crise
Sous la pression conjointe des chancelleries et d’une société civile encore mobilisée, le ministère guinéen de la Justice a annoncé la création d’une « cellule mixte d’investigation » associant gendarmes et magistrats. Les sceptiques soulignent que des mécanismes analogues ouverts après les manifestations de novembre 2023 n’ont jamais abouti à des inculpations crédibles. La Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest, déjà en délicat équilibre entre sanctions et dialogue, observe avec « vigilance » ce qu’elle considère comme un test de la volonté de la junte d’honorer l’échéancier électoral de 2026. Une sortie de crise passerait, selon un diplomate onusien, par un « pacte de sécurité juridique » prévoyant protection des avocats, renforcement du Conseil supérieur de la magistrature et monitoring international des enquêtes. Reste à savoir si les autorités accepteront de sacrifier une part de contrôle sécuritaire au profit d’un capital de légitimité internationale devenu indispensable pour la levée graduelle des restrictions économiques.
La justice, baromètre ultime de la transition guinéenne
À travers le sort personnel de Mohamed Traoré, c’est l’équilibre entier d’une transition qui se mesure. La sanction collective brandie par le barreau fait planer le risque d’un engorgement judiciaire propice aux règlements expéditifs. Pour la junte, l’enjeu dépasse la gestion d’un incident : il s’agit de prouver à une opinion nationale lasse des cycles d’instabilité que l’autorité militaire peut garantir, et non entraver, la sécurité juridique. Si l’enquête promise débouche sur une identification transparente des commanditaires, Conakry pourrait retourner une partie de la pression diplomatique à son avantage. Dans le cas contraire, l’exécutif s’exposerait à une perte de crédibilité qui rejaillirait sur l’ensemble de la feuille de route transitoire. La question n’est donc pas seulement de savoir qui a kidnappé un avocat, mais si la justice guinéenne peut encore constituer un rempart contre l’arbitraire.