Un camp aux confins du Turkana, miroir d’une géopolitique en tension
Depuis plus de trois décennies, Kakuma est devenu l’un des symboles les plus visibles des fractures de la Corne de l’Afrique. Érigé en 1992 dans le comté aride de Turkana, le site devait initialement accueillir quelques milliers de mineurs fuyant la guerre civile soudanaise ; il abrite aujourd’hui près de 300 000 réfugiés originaires majoritairement du Soudan du Sud, de Somalie et, dans une moindre mesure, de la République démocratique du Congo. À l’instar d’autres « villes-refuges », cette concentration humaine façonne un microcosme où s’imbriquent enjeux humanitaires, sécuritaires et diplomatiques. Les Nations unies y assurent encore la protection juridique, mais la viabilité quotidienne dépend des bailleurs bilatéraux, au premier rang desquels figuraient traditionnellement les États-Unis.
L’onde de choc du gel de l’USAID sur l’architecture humanitaire
La décision de Washington, en janvier dernier, de geler les déboursements de l’USAID a provoqué un séisme budgétaire. Jusqu’alors, l’agence finançait près de 70 % des opérations kenyanes du Programme alimentaire mondial. Contrainte de revoir sa copie, l’organisation onusienne a réduit les rations mensuelles à trois kilos de riz, un kilo de lentilles et un demi-litre d’huile par personne, soit moins d’un tiers du seuil calorique de référence établi par l’ONU (Africanews). Simultanément, les transferts monétaires – 3,4 millions d’euros chaque mois – ont été suspendus, tarissant la principale source de liquidités des ménages. Dans les allées sablonneuses du camp, le témoignage d’Agnès Awila, relayé par la BBC, résonne comme un leitmotiv : « Mes enfants ne mangent qu’une fois par jour. »
Rations divisées, marchés déstabilisés, émergence d’une économie de crise
Le manque de denrées s’imbrique à un phénomène plus silencieux : l’effondrement du crédit informel. Depuis des années, un système de comptes ouverts liait commerçants turkana et réfugiés, l’injection de cash par l’ONU servant de garantie implicite. En l’absence de ces versements, les marchands redoutent les défauts de remboursement et ferment progressivement le robinet du fiado. The Conversation relève que certains foyers vendent désormais couvertures ou portables pour acheter un sac de farine. Badaba Ibrahim, propriétaire d’une petite boutique, confiait récemment qu’il passait ses journées à écouter des parents implorer une portion de maïs pour un nourrisson qui n’a pas mangé depuis vingt-quatre heures (BBC). Sous l’effet cumulatif de la rareté, les prix des aliments frais bondissent de 20 % en quelques semaines, nourrissant une spirale inflationniste aux allures de cercle vicieux.
Pression sociale et risques sécuritaires : entre protestation et résilience
Le 6 mars dernier, des milliers de réfugiés ont défilé marmites vides à la main pour réclamer le rétablissement des rations complètes. Les forces de sécurité kényanes ont eu recours aux gaz lacrymogènes et, selon plusieurs témoins, à des tirs à balles réelles, faisant au moins quatre blessés (Africanews). Si l’incident est resté circonscrit, il révèle la fragilité d’un équilibre social construit sur l’espoir d’une aide régulière. De sources humanitaires, l’incidence des violences intra-camp – vols de vivres, affrontements entre groupes communautaires – est en hausse, même si elle reste en deçà des seuils observés dans d’autres contextes de crise prolongée, comme Dadaab ou Bentiu. Dans le même temps, les habitants déploient des stratégies de résilience : potagers communautaires favorisés par les ONG locales, coopératives de couture improvisées, cours d’alphabétisation dispensés par d’anciens enseignants soudanais. La société civile réfugiée s’affirme comme un acteur à part entière, rappelant que l’assistance n’est pas qu’unidirectionnelle.
Enjeux diplomatiques régionaux : Nairobi face au test de la solidarité
La crise de Kakuma intervient à un moment où le Kenya cherche à consolider son image de hub humanitaire et de partenaire fiable en matière de sécurité régionale. Nairobi abrite le bureau régional du HCR et aspire à jouer les médiateurs dans plusieurs foyers de conflit est-africains. L’affaiblissement du dispositif d’assistance, largement exogène, expose le gouvernement kényan au risque de devoir supporter seul la prise en charge d’une population équivalente à celle d’une capitale provinciale. Sur le plan diplomatique, la suspension de l’USAID interroge aussi la continuité stratégique américaine à l’égard de la Corne de l’Afrique ; certains observateurs y voient un signal de priorités budgétaires recentrées vers l’Indo-Pacifique, d’autres un levier destiné à encourager Nairobi à adopter des réformes migratoires plus strictes. Pour l’heure, les partenaires européens, le Canada et le Japon ont annoncé des rallonges ponctuelles, insuffisantes pour combler le trou budgétaire mais symboliquement importantes.
Perspectives : pistes pour une refondation partenariale de l’aide
À court terme, le Programme alimentaire mondial doit encore trouver près de 40 millions de dollars pour maintenir des rations minimales jusqu’à la fin de l’année fiscale. L’activation de la Facilité africaine de soutien à la sécurité alimentaire, proposée par l’Union africaine, constitue une option crédible pour mutualiser la réponse. Sur le moyen terme, plusieurs experts recommandent de diversifier la base des bailleurs en s’appuyant sur la Banque africaine de développement et sur les fonds souverains du Golfe, déjà présents dans l’agro-business kenyan. La création d’un mécanisme de paniers communs, inspiré du Fonds mondial de lutte contre le sida, pourrait stabiliser les contributions, en amortissant les aléas politiques internes des donateurs. Enfin, l’intégration progressive de Kakuma dans les plans de développement du comté de Turkana – routes, électrification solaire, formation professionnelle – favoriserait une approche « humanitariandevelopment nexus » moins dépendante des cycles d’urgence. À l’ère où l’aide internationale entre dans un nouveau régime de rareté, la crise actuelle, bien que préoccupante, pourrait catalyser une refonte plus robuste et plus prévisible de la solidarité internationale.