Mémoire officielle et récit de la résilience
Le 15 juillet s’est imposé, depuis 2017, comme le pivot mémoriel d’une Turquie qui revendique à la fois la loyauté populaire et la continuité institutionnelle. En plaçant la « Journée de la Démocratie et de l’Unité » au rang de fête nationale, le président Recep Tayyip Erdogan a scellé un contrat symbolique : la survie de l’État repose sur la vigilance citoyenne, tandis que l’exécutif se présente en garant de la stabilité. Ce rituel annuel, jalonné de minutes de silence et de dépôts de gerbes, réactualise un récit de résilience où 251 victimes deviennent les sentinelles d’une république centenaire – un récit qui, sans jamais désigner d’ennemi intérieur autrement que par l’acronyme désormais consacré de FETO, installe le consensus autour d’une menace persistante.
Le Pont des Martyrs, un autel civique
À Istanbul, la topographie elle-même participe de la dramaturgie étatique. Le Bosphore, artère qui relie l’Europe et l’Asie, se tend désormais sous le nom de Pont des Martyrs du 15 juillet. C’est là que familles et anonymes allument, chaque année, des bougies qui transforment la travée d’acier en vigile lumineuse. La scénographie n’est pas fortuite : en sacralisant un espace urbain au sein duquel la population a physiquement obstrué la progression des chars, le pouvoir renforce une mythologie de proximité entre gouvernants et gouvernés. La rue, théâtre du putsch manqué, est élevée au rang de dispositif pédagogique sur les vertus de la mobilisation populaire.
Une tribune mondiale révélatrice des repositionnements
L’édition 2024 a réuni près de 120 organes de presse étrangers. Cette statistique, abondamment relayée par la diplomatie turque, attire moins l’attention par son volume que par sa composition : relativement discrète, la presse occidentale a cédé le devant de la scène à des délégations venues du Nigéria, du Ghana ou encore de l’Angola. Aux yeux des stratèges d’Ankara, la commémoration se mue ainsi en plate-forme médiatique capable de court-circuiter les canaux de légitimation traditionnels, tout en affichant une souveraineté narrative qui séduit nombre de capitales émergentes. « Il ne s’agit plus seulement de défendre la Turquie ; il s’agit de proposer un modèle de résilience aux partenaires du Sud », confiait, en marge des cérémonies, un diplomate proche du palais présidentiel.
L’axe Turquie-Afrique, laboratoire d’une influence renouvelée
La visibilité africaine dans la chronologie du 15 juillet n’est pas anecdotique. Depuis une quinzaine d’années, la Turquie a décuplé ses ambassades sur le continent et multiplié les liaisons aériennes opérées par Turkish Airlines. Entre 2003 et 2023, le volume d’échanges commerciaux est passé de 5 à 40 milliards de dollars, tandis que les bourses universitaires offertes aux étudiants africains se sont accrues de manière exponentielle. Dans ce contexte, convier les médias du Sud constitue une tactique de puissance douce : chaque reportage, chaque image du pont illuminé, devient un vecteur d’influence et un rappel que la Turquie se veut alternative crédible au tête-à-tête sino-occidental. Pour les capitales africaines, dont Brazzaville, l’événement fournit également un observatoire pratique des stratégies de sécurisation du pouvoir, de gestion de la mémoire traumatique et de projection diplomatique fondée sur la réciprocité.