Ce qu’il faut retenir
En trois jours entre Kigali et Kinshasa, l’Émir du Qatar, Sheikh Tamim Ben Hamad Al Thani, a affiché une diplomatie tous azimuts, mêlant médiation sécuritaire, protocoles d’investissements et présence institutionnelle renforcée. La séquence confirme la stratégie de Doha dans les Grands Lacs.
Pour Kigali comme pour Kinshasa, le Qatar offre désormais à la fois un canal de négociation, une capacité de financement et un réseau aérien mondial. Les États-Unis saluent ce relais, tandis que la région espère un ralentissement durable des hostilités.
Doha accélère sur la diplomatie des Grands Lacs
Depuis le lancement du Processus de Doha en avril 2025, l’émirat facilite les pourparlers opposant le gouvernement congolais et la coalition AFC/M23. Le texte du 15 novembre réaffirme un règlement exclusivement négocié, un cessez-le-feu permanent et un mécanisme conjoint de supervision.
À Kinshasa, le président Félix Tshisekedi a publiquement « reconnu la disponibilité personnelle de l’Émir » pour avancer vers un compromis (présidence congolaise, 21 novembre 2025). Paul Kagame, lui, a parlé de discussions « productives » avec son « frère et ami », signe d’une entente pragmatique.
Visite express, messages ciblés
L’agenda du souverain qatarien fut calibré : arrivée matinale à Kigali, entretien bilatéral, signature de protocoles, conférence de presse, puis redécollage pour Kinshasa avant la nuit. Un tempo qui rappelle les tournées « shuttle diplomacy » du Secrétaire d’État américain Henry Kissinger.
En coulisses, Mohammed al-Khulaifi, ministre d’État en charge des Affaires européennes et cheville ouvrière du Processus de Doha, tenait la plume. Son équipe veut garantir que chaque annonce diplomatique s’appuie sur une traduction économique, élément jugé indispensable pour sécuriser la paix.
Économie : capitaux et grands travaux
Le cousin de l’Émir, Sheikh Al-Mansour Bin Jabor Al Thani, avait déjà remis en septembre une lettre d’intention de 21 milliards USD couvrant mines, énergie, agriculture et numérique. La visite de novembre a transformé cet engagement en protocoles sectoriels progressivement contraignants.
Kinshasa gagne aussi sur le plan symbolique : exemption de visas pour les détenteurs de passeports officiels, ligne directe Qatar Airways depuis 2024 et ouverture d’une ambassade qatarie. Autant de signaux qui placent la RDC dans la cartographie politique de Doha.
Kigali, laboratoire des partenariats qataris
Au Rwanda, la présence était déjà ancienne. Le Qatar détient 49 % du futur aéroport de Bugesera, participe au financement du centre sportif Gahanga et discute toujours d’une prise de participation équivalente dans RwandAir, avec déjà un partage de codes opérationnel.
Paul Kagame voit dans Doha un investisseur agile et politiquement neutre, capable d’insuffler des fonds sans conditionnalités trop strictes. « Nos visions convergent sur l’intégration régionale », a-t-il déclaré devant la presse locale, soulignant l’intérêt pour l’interconnexion aérienne et les technologies vertes.
Kinshasa mise sur un effet levier qatari
Pour Félix Tshisekedi, la carte qatarie permet de diversifier des partenariats longtemps dominés par la Chine et de rassurer les bailleurs occidentaux. La Qatar Investment Authority vient d’entrer au capital d’Ivanhoe Mining, rare mine mixte cuivre-cobalt gérée dans un cadre ESG exigeant.
La Banque centrale congolaise anticipe qu’un milliard USD de flux qataris arrivera dès 2026 sous forme de fonds propres ou de dettes concessionnelles, selon un haut responsable joint à Kinshasa. Cet afflux pourrait soulager la tension sur les réserves et soutenir le franc congolais.
Coordination avec Washington et rôle de la CEMAC
À Washington, la réunion JSCM des 19-20 novembre a acté la nécessité d’« éviter la duplication des initiatives » dans l’Est congolais (US State Department, 20 novembre 2025). Les États-Unis voient dans Doha un relais crédible, complémentaire à leur propre diplomatie préventive.
Côté CEMAC, plusieurs capitales observent l’initiative qatarie avec intérêt. À Brazzaville, le ministre des Affaires étrangères Jean-Claude Gakosso juge que « tout stabilisateur crédible dans les Grands Lacs bénéficie indirectement à la sous-région ». Le Congo-Brazzaville pourrait chercher des synergies logistiques.
Scénarios d’évolution à court terme
Trois trajectoires se dessinent. Première hypothèse : la médiation produit un cessez-le-feu durable, libérant l’investissement. Deuxième : blocage politique, mais flux financiers maintenus, à l’instar du modèle soudanais avant 2018. Troisième : retrait partiel du Qatar si l’instabilité persiste.
Le Quai d’Orsay et l’Union africaine parient sur le premier scénario, même si Bruxelles plaide pour un déploiement accru de l’EACRF. Doha, lui, mise sur l’effet confiance : des avions plein à craquer et des actionnaires ravis font souvent taire les armes.
Et après ? Suivi et perspectives
Les signataires du Processus de Doha se retrouvent en janvier 2026 pour évaluer le respect du calendrier. D’ici là, une mission conjointe ONU-Qatar doit inspecter les corridors humanitaires autour de Goma. Chaque jalon économique sera désormais adossé à un jalon sécuritaire.
À Kigali comme à Kinshasa, on insiste déjà sur la « mise en œuvre ». L’accord-cadre ne règle pas tout, mais l’arrivée des premiers financements pourrait créer les incitations nécessaires. Si la diplomatie du carnet de chèques a parfois eu ses limites, elle reste redoutablement efficace.
Doha a prouvé sa résilience, de Gaza à l’Afghanistan. En Afrique centrale, l’Émir gagne en visibilité et sécurise des marchés clés : cobalt, or vert et hub aérien. Les acteurs locaux y voient une occasion à saisir.
