Diplomatie urbaine face à l’urgence sociale
Lyon, capitale discrète de la solidarité métropolitaine, vient d’ajouter un chaînon inédit à l’arsenal humanitaire européen : des « sites humanitaires » ouverts dans des bâtiments momentanément inoccupés. Officials locaux, ONG et entreprises y voient une réponse, certes partielle, à l’engorgement chronique du 115 et à la saturation des centres d’hébergement d’urgence. La démarche s’appuie sur un constat partagé : plus de 3 000 personnes, dont un quart d’enfants, dorment chaque nuit dans l’agglomération malgré l’obligation étatique de mise à l’abri. « Lorsque l’État décroche, il nous revient de ne pas laisser la rue décider de la dignité des familles », résume Bruno Bernard, président de la métropole, devant la presse.
Cette diplomatie du trottoir, pour reprendre l’expression d’un élu lyonnais, s’inscrit dans un contexte national où la Cour des comptes alerte depuis 2021 sur le « pilotage incertain » de l’hébergement d’urgence. En internalisant une partie de la réponse, les collectivités entendent préserver la cohésion sociale locale tout en rappelant, à mi-mot, la responsabilité régalienne de Paris.
Une ingénierie partenariale qui redéfinit les rôles
Vingt-cinq acteurs constituent le noyau de ce dispositif, du collectif Jamais Sans Toit à la fondation Vinci Immobilier, en passant par la commune de Caluire-et-Cuire. Le principe est simple : négocier des conventions d’occupation temporaire, assumer les travaux minimalistes, puis confier la gestion quotidienne à une association référente. La société civile y gagne une marge d’influence inédite, les maires obtiennent un instrument concret pour tempérer les tensions de voisinage et les bailleurs valorisent un patrimoine autrement coûteux à sécuriser.
Frédéric Meunier, coordinateur du projet au sein du Group’, souligne « l’effet signal » de ces installations : « Nous ne remplaçons pas l’État, nous lui rappelons son devoir de garantir la sécurité de toute personne présente sur le territoire ». La préfecture, de son côté, salue « un effort louable », tout en prévenant qu’elle « ne saurait cautionner un système parallèle ». Ce délicat dosage de coopération et de distance illustre la plasticité de la gouvernance multi-niveaux française.
La notion de « protection humanitaire », un concept importé des crises extérieures
Adapté au contexte urbain européen, le terme « protection humanitaire » puise dans le lexique onusien utilisé en Syrie ou en République démocratique du Congo. Il traduit l’idée qu’un espace géographique, fût-il un vieux gymnase, peut devenir un sanctuaire temporaire hors des aléas de la rue et des contrôles policiers. Selon la juriste Élisabeth Vallet, « l’innovation lyonnaise consiste à transposer une catégorie du droit international humanitaire à des enjeux de politique intérieure, sans toucher au statut administratif des occupants ».
Le concept permet également d’éviter le rattachement automatique à la politique migratoire. En ne parlant ni de demandeurs d’asile ni de sans-papiers mais de « personnes vulnérables », les promoteurs contournent un vocabulaire inflammatoire et invitent à recentrer le débat sur la dignité humaine, ligne rouge unanimement admise dans les enceintes multilatérales.
Un État partagé entre prudence budgétaire et crainte d’un effet d’appel
Le ministère de la Cohésion des territoires rappelle que le budget national alloué à l’hébergement d’urgence a doublé en dix ans pour franchir les 2,7 milliards d’euros. Pourtant, à Lyon comme à Paris, le fossé entre besoins et places disponibles continue de se creuser. Les autorités invoquent un « effet d’appel » redouté : accroître l’offre locale rallongerait les files d’attente régionales, postulant une mobilité des publics vers les zones réputées accueillantes.
Les défenseurs du dispositif lyonnais contestent cette causalité. « Personne ne traverse la moitié du continent pour un matelas en gymnase », ironise un travailleur social. Les enquêtes de la Direction régionale de la cohésion sociale confirment d’ailleurs la forte proportion de familles déjà installées dans la métropole avant leur basculement dans la rue.
Des ramifications juridiques européennes encore floues
En autorisant l’occupation précaire de bâtiments publics ou privés, les collectivités s’exposent à un risque de contentieux. La jurisprudence du Conseil d’État reconnaît l’intérêt général qui s’attache à la lutte contre le sans-abrisme, mais elle demeure stricte sur la protection du droit de propriété. À Bruxelles, la Commission suit le dossier avec attention, au regard de la Stratégie européenne sur le sans-abrisme adoptée en 2021, qui promeut la « Housing First » sans détailler la phase transitoire.
Pour l’heure, la Métropole joue la carte de la convention triennale, autorisant l’occupant à libérer les lieux en quinze jours si un projet immobilier redémarre. Cette clause, inspirée du modèle néerlandais des anti-squats, limite l’exposition judiciaire tout en laissant le temps à l’accompagnement social de porter ses fruits.
Vers un nouveau contrat social local ?
Au-delà des chiffres – 400 places annoncées d’ici la fin de l’année –, l’expérience lyonnaise agit comme un laboratoire. Les diplomates municipaux testent une forme de solidarité qui conjugue intérêt général, responsabilité partagée et pragmatisme économique. À terme, une mutualisation métropolitaine inspirée du Mécénat de solidarité rennais est envisagée, afin d’institutionnaliser le financement des charges d’exploitation.
Reste à savoir si l’État fera de ces sites un maillon officiel de la chaîne de l’hébergement ou s’il maintiendra la distinction entre réponses citoyennes et politiques publiques. D’un côté, la rigueur budgétaire invite à soutenir toute initiative palliant les manques ; de l’autre, la crainte d’un précédent juridiquement contraignant pèse dans l’arbitrage. En attendant, Deborah et ses deux filles dorment enfin derrière une porte qui ferme, modeste victoire d’une diplomatie du quotidien.