L’âne, pivot discret des économies rurales africaines
Dans l’imaginaire collectif, l’âne occupe rarement le devant de la scène. Pourtant, dans les savanes du Sahel comme dans les plaines verdoyantes du bassin du Congo, il reste l’auxiliaire essentiel de millions de petits exploitants. Il transporte céréales, bois de chauffe ou bidons d’eau sur des pistes souvent impraticables aux engins motorisés. Là où la mécanisation demeure un luxe, l’âne incarne la continuité d’un tissu socio-économique fragile qui assure la mobilité, l’accès au marché et, in fine, la sécurité alimentaire des communautés paysannes. Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO 2020), l’Afrique abrite près des deux tiers des 51,7 millions d’ânes recensés dans le monde. Cette suprématie numérique n’est pas anecdotique : elle reflète la place centrale de l’animal dans les chaînes de valeur agricoles du continent.
Un déclin fulgurant documenté par les statistiques régionales
Derrière la façade rassurante de ces chiffres, la réalité s’assombrit. Le Kenya a vu son cheptel passer de 1,8 million d’individus en 2009 à moins de 500 000 en 2024, soit une contraction supérieure à 70 % en quinze ans. Des dynamiques similaires sont observées au Ghana, en Tanzanie ou encore au Niger, où les services vétérinaires peinent à suivre la cadence des abattages illégaux. Le phénomène n’épargne pas l’Afrique centrale : plusieurs ONG signalent un recul marqué des populations rurales d’ânes au Cameroun et en République du Congo, bien que les données y soient plus fragmentaires. Cette tendance, confirmée par des missions d’experts mandatées par la Banque africaine de développement, laisse craindre un collapse biologique et économique si rien n’est entrepris.
Le commerce des peaux, symptôme d’une mondialisation asymétrique
Au cœur de l’hémorragie se trouve une marchandise inattendue : la peau d’âne. Transformée en gelatine pour la production d’ejiao – un ingrédient prisé par l’industrie pharmaceutique et cosmétique d’Asie de l’Est – cette matière première a vu sa valeur quadrupler en une décennie. Des réseaux transcontinentaux collectent annuellement entre quatre et six millions de peaux, soit près de 10 % de la population mondiale d’ânes, selon le Brookings Institution. Les gangs organisés profitent des porosités frontalières tandis que des abattoirs clandestins se multiplient autour des axes routiers reliant ports maritimes et marchés intérieurs. La main-d’œuvre rurale, souvent en proie à l’endettement, cède ses animaux à des prix dérisoires, précipitant l’érosion du capital productif local. La mondialisation, bénéfique pour certains flux agricoles, se double ici d’un coût social inavoué : la disparition d’un outil de travail indispensable.
Vers un front diplomatique panafricain
Face à cette urgence, Abidjan s’est muée en capitale diplomatique de la cause asine. Plus de deux cents décideurs – ministres, vétérinaires, économistes du développement et partenaires techniques – s’y sont réunis pour examiner des contre-mesures. « Préserver l’âne, ce n’est pas simplement sauver une espèce ; c’est protéger les millions de familles rurales », a affirmé Laurent Tchagba, ministre ivoirien des Eaux et Forêts. Les participants ont souligné la nécessité d’un cadre normatif harmonisé afin d’éviter l’effet de vases communicants entre pays aux règles disparates. Le représentant du Tchad, Abderrahim Awat Atteib, a insisté sur « une approche holistique et inclusive » de l’élevage, capable de juguler la pauvreté tout en respectant la biodiversité sahélienne.
Du plaidoyer aux actes : stratégies nationales émergentes
La Côte d’Ivoire a marqué les esprits par un décret interdisant depuis 2023 l’abattage et l’exportation d’ânes, décision saluée comme un signal fort. Le Burkina Faso expérimente, quant à lui, des quotas d’abattage assortis de licences contrôlées. La République du Congo, sans être directement au centre du trafic, a annoncé la mise en place d’un observatoire national des équidés pour prévenir toute dérive similaire. Ces initiatives, variées mais convergentes, témoignent d’une volonté de conjuguer réglementation, sensibilisation et création d’alternatives économiques pour les éleveurs. Les experts mettent toutefois en garde : sans coordination régionale, les trafiquants se rabattent sur les territoires les moins protégés.
Financement, innovation et partenariats internationaux
La viabilité des plans nationaux dépendra des ressources mobilisées. L’Union africaine, via son Centre panafricain pour les ressources animales, propose un fonds d’urgence alimenté par la Banque africaine de développement et l’Agence française de développement. Les projets pilotes incluent la micro-assurance animale, des écuries communautaires et des plateformes numériques de traçabilité des équidés. Parallèlement, des laboratoires vétérinaires kenyans développent des vaccins adaptés pour réduire la mortalité néonatale, tandis que des start-up nigérianes testent des colliers connectés permettant de signaler en temps réel les mouvements suspects de bêtes. Cette synergie entre bailleurs, chercheurs et entrepreneurs pourrait transformer la lutte contre le trafic d’ânes en catalyseur d’innovations rurales.
Un indicateur de la résilience rurale africaine
Au-delà de l’émotion suscitée par le sort d’un animal familier, la crise de l’âne offre un miroir fidèle de la vulnérabilité des économies rurales africaines face aux appétits d’une demande mondiale peu régulée. Qu’il s’agisse de l’accès à l’eau, du transport des récoltes ou de l’autonomisation des femmes – principales utilisatrices de l’animal –, la disparition annoncée de l’âne menacerait la cohésion sociale et la stabilité alimentaire de vastes territoires. Les décisions prises à Abidjan, si elles sont concrétisées, pourraient poser les jalons d’un nouveau multilatéralisme « par le bas », fondé sur la protection d’un patrimoine vivant certes modeste, mais à la valeur stratégique incontestable. La sauvegarde de l’âne, en définitive, dépasse la seule question de la biodiversité : elle interroge les modèles de développement, la solidarité continentale et la capacité de l’Afrique à dessiner ses propres règles dans la mondialisation.