Vers une intégration énergétique continentale inédite
Réunis à Addis-Abeba autour de la Commission de l’Union africaine, les délégués nationaux et les bailleurs de fonds ont confirmé que le Marché unique africain de l’électricité (AfSEM) n’est plus un simple slogan d’intégration mais une architecture en cours d’assemblage. Portée par la vision Agenda 2063 et soutenue par la Banque africaine de développement, l’initiative vise à relier, d’ici 2040, les 55 réseaux nationaux au sein d’un espace électrique sans frontières, capable de baisser les coûts de production et de sécuriser l’approvisionnement de près de 1,4 milliard d’habitants. « Les interconnexions s’étendent désormais du Nil Bleu aux Grands Lacs », s’est félicité Kamugisha Kazaura, directeur de l’Infrastructure et de l’Énergie à l’Union africaine, soulignant qu’Ethiopie–Soudan, Kenya–Tanzanie ou encore Zambie–Namibie testent déjà la compatibilité technique des futurs échanges à grande échelle.
Un potentiel économique et industriel accru pour l’Afrique centrale
Au-delà de la symbolique politique, l’AfSEM répond à une équation économique pressante : chaque point de croissance industrielle supplémentaire exige environ 1,5 % d’augmentation de la consommation électrique. Or, en Afrique centrale, le taux d’accès plafonne encore autour de 30 %. En créant une plateforme continentale capable de mutualiser l’hydroélectricité du bassin du Congo, le gaz de l’Atlantique et le solaire sahélien, les négociateurs entendent réduire l’écart de compétitivité avec les régions asiatiques. Le Fonds monétaire international estime qu’une baisse de 10 % du coût moyen de l’électricité aurait un effet multiplicateur de 2,5 % sur le PIB régional à l’horizon 2030. Cette perspective nourrit les stratégies de réindustrialisation, notamment dans la filière des métaux critiques indispensables à la transition énergétique mondiale.
Le rôle pivot de Brazzaville dans les corridors électriques
Située à la croisée des couloirs logistiques d’Afrique centrale, la République du Congo entend convertir son atout géographique en hub énergétique. Sous l’impulsion du président Denis Sassou Nguesso, Brazzaville a ratifié dès 2021 le Protocole sur l’échange transfrontalier d’électricité et finalisé, avec l’appui de la Banque mondiale, les études de faisabilité pour la ligne Inga–Cabinda–Pointe-Noire. Ce tronçon de 800 kilomètres doit relier, à terme, le potentiel hydroélectrique colossal du barrage Inga III en République démocratique du Congo aux zones industrielles côtières du Congo-Brazzaville et de l’Angola. « Notre vocation est de devenir l’un des principaux nœuds du Central African Power Pool », confie un haut fonctionnaire du ministère congolais de l’Énergie, qui insiste sur les retombées sociales : plus de 400 000 ménages supplémentaires pourraient être raccordés au réseau national d’ici cinq ans.
Financements, normes et diplomatie énergétique en mouvement
Si la dimension technique de l’interconnexion progresse, la soutenabilité financière demeure le nerf de la guerre. La plateforme « Mission 300 », lancée conjointement par l’Union africaine, la Banque mondiale et la Banque africaine de développement, table sur 25 milliards de dollars d’ici à 2030 pour connecter 300 millions d’Africains supplémentaires. Les négociations d’Addis-Abeba ont vu l’Union européenne, l’Allemagne et plusieurs fonds souverains du Golfe réaffirmer leurs engagements. Parallèlement, l’Agence de développement de l’Union africaine (AUDA-NEPAD) peaufine un cadre réglementaire harmonisé visant à réduire le risque de change et à uniformiser les tarifs de transit. Pour Simbini Tichakunda, expert énergie de l’AUDA, « un marché continental n’a de sens que si les investisseurs disposent de règles communes et stables », rappelant que plus de 40 % des projets d’interconnexion en Afrique ont, par le passé, souffert de divergences réglementaires.
Une transition bas carbone aux caractéristiques africaines
Sur fond de COP 28, l’AfSEM se présente aussi comme un outil concret de décarbonation. La mutualisation des ressources devrait permettre de maximiser l’utilisation des énergies renouvelables, qui représentent déjà 70 % de la capacité installée au Congo-Brazzaville, principalement hydraulique. L’Agence internationale de l’énergie calcule qu’une interconnexion complète du continent éviterait l’émission cumulative de 310 millions de tonnes de CO₂ entre 2025 et 2040, grâce à la substitution du diesel par des capacités hydro et solaire excédentaires. Les diplomates africanistes voient dans cette trajectoire bas carbone une carte de négociation supplémentaire pour l’accès aux financements climatiques internationaux, tandis que le secteur privé africain y perçoit une opportunité de développer des filières locales de fabrication d’équipements, des transformateurs aux batteries lithium-fer-phosphate.
Entre prudence et optimisme, un horizon énergétique redessiné
Les obstacles restent substantiels : contraintes budgétaires nationales, sécurité des corridors et besoin de renforcement des compétences techniques. Néanmoins, les avancées engrangées depuis deux ans traduisent un changement d’échelle. Là où les précédents pools électriques fonctionnaient en silos, l’AfSEM impose une gouvernance pancontinentale qui, pour la première fois, associe ministères, régulateurs et opérateurs privés autour de feuilles de route communes. Pour Brazzaville, l’enjeu dépasse la sécurité énergétique ; il s’agit de consolider son positionnement diplomatique au cœur des négociations africaines sur l’énergie et le climat. À l’instar des digues du fleuve Congo, les lignes à haute tension en gestation rappellent que l’intégration régionale est un long processus d’ingénierie et de confiance mutuelle. Mais la dynamique actuelle, saluée par la plupart des partenaires techniques, laisse penser que le continent approche du point de bascule où le rêve d’un courant continu africain cessera d’être une métaphore pour devenir la norme.