La route, nouveau théâtre d’un conflit asymétrique
Il fut un temps où la Nationale 15, ligne de vie pour les pêcheurs de Mopti et les commerçants de Koro, n’était qu’un ruban d’asphalte reliant des marchés saisonniers. Désormais, ce tracé surnommé « route du poisson » symbolise la double peine d’un Sahel pris entre crise sécuritaire et dépendance logistique. Mines artisanales, guets-apens motorisés et enlèvements sélectifs transforment un simple déplacement en pari existentiel. Les témoignages de conducteurs, tel Moussa transportant la dépouille de sa mère lorsque son cortège fut stoppé par des hommes armés, illustrent la banalisation d’une violence qui n’épargne plus les morts eux-mêmes.
Cette mutation du paysage routier n’est pas anecdotique. Selon le dernier Index mondial du terrorisme, la région concentre le quart des incidents violents répertoriés en 2023, confirmant que l’épicentre du jihadisme mondial s’est déplacé du Proche-Orient vers la bande sahélienne. Sur le terrain, la guerre n’oppose pas seulement des camps idéologiques ; elle se joue aussi dans l’appropriation de la mobilité, ressource aussi vitale que l’eau ou le carburant.
Des chiffres alarmants qui matérialisent la peur
L’Organisation de coopération et de développement économiques estime que 70 % des actions violentes au Sahel surviennent à moins d’un kilomètre d’une voie carrossable (OCDE 2024). Cette corrélation spatiale révèle une stratégie délibérée : neutraliser les axes signifie contraindre les villages, retarder les renforts militaires et peser sur les prix des denrées. Le chercheur Olivier Walther note que la Nationale 16, reliant Mopti à Gao, a enregistré près de 433 incidents en une décennie, faisant d’elle la route la plus meurtrie de la sous-région.
Au Burkina Faso, la Nationale 22 est devenue dans le langage populaire « l’axe de la mort ». Les convois brûlés à Bourzanga, les camions calcinés alignés comme de funestes bornes kilométriques, rappellent que la puissance de feu des groupes affiliés à Al-Qaïda ou à l’État islamique dépasse désormais les seules zones rurales pour s’inviter sur les principales artères. Les images relayées par les médias locaux, corps abandonnés et carcasses éventrées, nourrissent un imaginaire de frayeur que même les chauffeurs aguerris hésitent à conjurer.
Cartographie d’un continuum de crise, de Mopti à Niamey
Plus au sud-ouest, la frontière poreuse entre Niger et Burkina Faso s’étire sur près de 600 kilomètres. Depuis Niamey, rallier Ouagadougou par voie terrestre tient de la gageure : 24 chauffeurs et apprentis transportant du bois ont perdu la vie depuis 2015, alors que 52 camions ont été réduits en cendres, selon l’Association nationale des exploitants de bois du Niger. Dans la zone dite des « trois frontières », la mobilité s’achète désormais à prix d’or ; certaines milices monnayent un laissez-passer, d’autres exigent l’exclusivité des foires hebdomadaires.
Ces dynamiques se nourrissent de la rareté des infrastructures. La faiblesse du maillage routier contraint les armées nationales à former des convois massifs, par essence prévisibles et vulnérables. Les jihadistes, eux, capitalisent sur des motos tout-terrain, rapides, capables de se disperser dans le lacis des pistes secondaires. La dissymétrie logistique devient alors multiplicateur de puissance, une équation dont les civils paient le coût le plus abrupt.
La sécurisation ne se décrète pas uniquement par la force
Certes, la réponse militaire demeure indispensable ; mais les spécialistes soulignent qu’elle ne peut produire d’effets durables sans être adossée à une stratégie de développement de l’offre routière. L’OCDE recommande d’associer la remise en état des chaussées à des mécanismes de coopération transfrontalière, afin de réduire l’isolement des communautés rurales et d’ouvrir de nouvelles options aux commerçants. Les blocs logistiques peuvent basculer d’espaces de terreur à couloirs de croissance si l’État, les bailleurs multilatéraux et le secteur privé investissent simultanément dans l’entretien, l’éclairage solaire, la couverture téléphonique et la création d’aires de repos sécurisées.
Des initiatives pilotes émergent. Au Mali, un projet appuyé par la Banque africaine de développement vise la réhabilitation de tronçons secondaires, couplée à la formation de comités de vigilance communautaires. Au Niger, un partenariat public-privé explore la dotation de GPS embarqués dans les camions de marchandises, intégrés à un centre de suivi en temps réel. Ces démarches restent ponctuelles, mais elles démontrent qu’une approche de gouvernance partagée peut redonner aux corridors une fiabilité minimale, condition sine qua non de la reprise économique.
Pour une diplomatie de la mobilité, vecteur de stabilité régionale
À long terme, la route sahélienne s’impose comme outil diplomatique. En fédérant des intérêts parfois divergents autour de la libre circulation des personnes et des biens, elle offre un terrain de dialogue moins sensible que les débats doctrinaux sur la lutte antiterroriste. L’idée d’un « statut international des corridors », évoquée lors de rencontres de la CEDEAO à Abuja, progresse lentement : elle permettrait de mutualiser le renseignement, d’harmoniser les taxes et de garantir un standard sécuritaire commun, à la manière des voies maritimes sous escorte multinationale.
En attendant, les populations locales développent leurs propres stratégies de résilience. Certains transporteurs prennent la route de nuit pour bénéficier d’une relative invisibilité, d’autres se regroupent en caravanes élargies. Tous comptent sur la restauration prochaine d’un environnement où le bitume cessera d’être un champ de mines pour redevenir un vecteur de rencontres et d’opportunités. C’est sans doute dans cette aspiration collective que résident, au-delà des statistiques et des cartographies, les germes d’une pacification possible.