Une guerre internalisée, aux frontières de l’implosion régionale
Quatorze mois après la rupture ouverte entre le général Abdel Fattah Al-Bourhane et son ancien numéro deux Mohammed Hamdan Daglo, le Soudan vit l’une des crises les plus meurtrières du continent depuis le Rwanda. Les combats ont déjà fait, selon les estimations onusiennes, plus de soixante-dix mille morts et poussé treize millions de civils sur les routes. Dans ce paysage éclaté, chaque accusation d’ingérence étrangère résonne comme un accélérateur supplémentaire d’un conflit qui déborde déjà au Tchad, en Centrafrique et jusque sur les rives égyptiennes du Nil.
La mise en cause de Nairobi, nouvel élément d’une guerre des narratifs
Le 24 juin, le ministère soudanais des affaires étrangères a publiquement affirmé avoir saisi, dans la périphérie de Khartoum, des munitions portant des marquages d’origine kényane. Le même communiqué reproche à Nairobi de « promouvoir la division » et de servir de plateforme logistique aux livraisons émiraties en direction des Forces de soutien rapide. L’exécutif kényan, embarrassé par un message effacé depuis sur le réseau X où son porte-parole reconnaissait implicitement ces flux, nie toute participation directe. « Nos installations aéroportuaires sont le théâtre de milliers de mouvements annuels ; le Kenya ne peut être tenu responsable de chaque cargaison », glisse un diplomate kényan, sous couvert d’anonymat, évoquant des conteneurs reconditionnés dans la zone franche de Mombasa.
Des routes d’armes qui se superposent aux corridors commerciaux de la Corne
Les analystes régionaux rappellent que la capitale kényane est devenue, depuis l’entrée des Émirats arabes unis dans le marché logistique d’Afrique de l’Est, un nœud essentiel pour le fret aérien non déclaré. Selon un rapport confidentiel de l’IGAD consulté par nos soins, les vols cargos reliant Dubaï à Juba puis à El-Fasher ont doublé entre septembre 2023 et mars 2024. La mention « matériel de construction » masquerait fréquemment des fusils d’assaut de facture est-européenne. Cette traçabilité défectueuse alimente le soupçon qui pèse sur Nairobi mais aussi sur Kampala et Bangui, tous accusés de laisser transiter, faute de contrôle douanier effectif, des conteneurs d’armement destinés aux deux camps soudanais.
L’Égypte, l’Iran, la Turquie : un trio désormais aligné derrière Khartoum
Dans cette partie complexe, Khartoum n’hésite plus à convoquer de nouveaux parrains militaires. Le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi voit dans la survie du régime soudanais un rempart contre la fragmentation du bassin du Nil. Téhéran a, de son côté, scellé fin avril un accord secret de fourniture de drones Mohajer, véritable saut capacitaire pour l’armée soudanaise, selon des images satellitaires corroborées par le groupe de recherche Armament Insight. Ankara, enfin, poursuit la rénovation du port soudanais de Suakin, espérant s’ancrer durablement sur la mer Rouge. Ce rééquilibrage renvoie Abu Dhabi, parrain présumé des FSR, au rôle classique de puissance rivale, tandis que Riyad s’abstient prudemment de choisir un camp pour préserver son initiative diplomatique de Djeddah.
Ressources minières et accès à la mer Rouge : la vraie bataille derrière les armes
Au-delà des figures militaires, la guerre soudanaise cristallise une compétition économique féroce. Les FSR contrôlent une partie significative du triangle aurifère du Darfour oriental, dont les lingots transitent vers les Émirats, échappant à toute fiscalité soudanaise. Khartoum, en riposte, propose depuis janvier des concessions pétrolières dans le Kordofan aux investisseurs turcs et russes, brouillant encore le jeu. La perspective d’un port militaire allié à Port-Soudan inquiète Le Caire, pour qui la sécurisation du canal de Suez demeure existentielle. « La dimension maritime est la variable cachée de cette guerre », résume un diplomate européen en poste à Addis-Abeba, rappelant que quarante pour cent du trafic pétrolier mondial transite par Bab el-Mandeb.
Le risque d’isolement et les marges étroites de la médiation multilatérale
En rompant en mars ses liens diplomatiques avec les Émirats et en vilipendant désormais le Kenya, Khartoum se prive d’alliés potentiels pour toute négociation inclusive. Antonio Guterres l’a souligné, « les ingérences ne peuvent justifier la prolongation des hostilités » et le Conseil de sécurité, divisé, peine à imposer un embargo sur les armes crédible. L’Union africaine envisage pourtant de placer le dossier soudanais sous l’article 4 de son acte constitutif, ouvrant la voie à une intervention régionale, mais l’option reste théorique tant que l’Éthiopie, absorbée par ses propres tensions, refuse de mobiliser des troupes.
Fenêtres de désescalade : quelles avenues pour l’année 2024 ?
La reprise de la médiation menée par l’Arabie saoudite et les États-Unis, suspendue depuis décembre, constitue la principale piste de sortie de crise. Washington conditionne toutefois son retour à la table à la garantie d’un couloir humanitaire sécurisé vers le Darfour, exigence que les FSR jugent disproportionnée. Parallèlement, l’IGAD tente de convaincre Nairobi d’ouvrir ses entrepôts aéroportuaires aux inspections conjointes de l’Union africaine, gage de transparence susceptible d’atténuer la défiance de Khartoum. Sans progrès rapides, l’hypothèse d’un Soudan balkanisé se renforce, avec la menace d’une zone grise durable contrôlée par des acteurs non étatiques, scénario qui hanterait durablement la Corne de l’Afrique et les voies maritimes mondiales.