Genèse d’un conflit urbain inouï
Le 15 avril 2023, des tirs d’artillerie ont retenti au cœur de Khartoum, marquant l’irruption d’une guerre jusque-là cantonnée aux périphéries soudanaises. Pour la première fois, la capitale devenait l’épicentre d’affrontements internes, bouleversant l’équilibre historique du pays.
Cette rupture s’inscrit dans une longue trajectoire de rivalités politico-militaires entamée dès l’indépendance en 1956. Au fil des crises, l’État a externalisé la violence à des milices régionales, créant les conditions d’un face-à-face direct entre l’armée régulière et ses anciens supplétifs.
Forces en présence rivales
Le général Abdel Fattah al-Burhan commande les Forces armées soudanaises, institution contrôleresse de l’appareil d’État depuis des décennies. Face à lui, Mohamed Hamdan Daglo, dit « Hemetti », dirige les Forces de soutien rapide, héritières des milices janjawids actives au Darfour dans les années 2000.
Si l’armée conserve la légitimité du drapeau, les FSR disposent d’importants revenus privés, tirés de l’or, du bétail et des réseaux transfrontaliers. L’équilibre militaire repose dès lors sur deux sources distinctes de pouvoir : la centralité institutionnelle d’un côté, la manne économique de l’autre.
Imbrication régionale et convoitises
La confrontation soudanaise ne tarde pas à attirer des parrains extérieurs. Le Caire soutient l’armée pour sécuriser le Nil, tandis que des voix onusiennes évoquent un appui émirati présumé aux FSR, démenti par Abou Dhabi malgré plusieurs enquêtes convergentes (Reuters, 2024).
Libye, Tchad, Ouganda ou Iran participent, souvent indirectement, à l’économie de guerre en facilitant le transit d’armes, de carburant ou de mercenaires. Les diplomates africains redoutent un chevauchement avec les trafics sahéliens, créant un continuum sécuritaire difficilement contrôlable par les institutions régionales.
Pour Washington, Moscou et Bruxelles, le Soudan représente surtout un carrefour stratégique vers la mer Rouge et les gisements d’uranium. Leur implication se traduit moins par des troupes que par des contrats miniers, des formations techniques ou un lobbying discret auprès des factions rivales.
Sur la mer Rouge, Port-Soudan s’est imposé comme capitale administrative provisoire et zone d’évacuations internationales. Le site attise les convoitises : Riyad y projette un hub logistique, tandis que Moscou négocie toujours pour une base navale, enjeu majeur du jeu d’influence maritime.
Crise humanitaire sans précédent
Les agences des Nations unies chiffrent à treize millions les déplacés internes et transfrontaliers depuis avril 2023, soit un Soudanais sur quatre. Ce mouvement massif déstabilise déjà l’Égypte, le Soudan du Sud et le Tchad, pays d’accueil aux capacités budgétaires limitées (ONU, 2025).
Dans plusieurs États, la famine est désormais officielle ; vingt-cinq millions de personnes souffrent d’insécurité alimentaire aiguë. L’effondrement des infrastructures sanitaires favorise choléra, paludisme et dengue, tandis que plus de la moitié des hôpitaux demeurent hors service selon l’Organisation mondiale de la santé.
Les violences sexuelles sont utilisées comme arme de terreur. Organisations féministes et enquêteurs onusiens répertorient des centaines de viols collectifs, phénomène qualifié de tactique systémique par la Cour pénale internationale, qui envisage déjà d’élargir les mandats d’arrêt existants liés au Darfour.
Darfour au bord de la rupture
Les FSR contrôlent désormais l’essentiel du Darfour, à l’exception notable d’Al-Fasher, toujours assiégée. La prise progressive des axes routiers coupe l’accès humanitaire, laissant planer le spectre d’un siège prolongé comparable à celui d’Alep ou de Marioupol selon certains analystes régionaux.
Un scénario de partition gagne en crédibilité : les paramilitaires parlent déjà d’un gouvernement parallèle depuis El-Geneina. Une telle issue redessinerait la carte politique sahélienne et pourrait inspirer d’autres mouvements périphériques, du Kordofan au Nil Bleu, en quête d’autonomie.
Silence médiatique et enjeux narratifs
Malgré l’ampleur du désastre, la guerre demeure marginale dans les grands médias occidentaux. Les diplomates interrogés évoquent un conflit « trop complexe », moins télégénique que Gaza ou l’Ukraine. Ce déficit d’attention facilite la diffusion de récits simplistes, ethniques ou personnalisés.
Les groupes armés maîtrisent parfaitement les réseaux sociaux, façonnant des narrations concurrentes auprès de la diaspora. Entre vidéos de drones et hashtags triés sur mesure, l’opinion publique se polarise, compliquant la médiation de l’IGAD ou de l’Union africaine, déjà sous-financées.
Scénarios diplomatiques et issues possibles
Les pourparlers de Jeddah, relancés début 2025, ont produit plusieurs cessez-le-feu papier vite rompus. Les chancelleries estiment qu’un accord durable nécessitera l’inclusion de la société civile, marginalisée depuis le coup d’État de 2021, ainsi qu’un contrôle externe des flux financiers alimentant les belligérants.
À moyen terme, la normalisation dépendra aussi d’un dispositif robuste de justice transitionnelle. « Sans reddition des comptes, nous cimenterons la violence », prévient une juriste soudanaise établie au Caire. Un mandat conjoint ONU-UA pour protéger les civils reste hypothétique faute de consensus au Conseil de sécurité.
Pour l’instant, les partenaires internationaux privilégient l’aide humanitaire ; près de trois milliards de dollars ont été promis en conférences successives, mais seuls 35 % des fonds ont été déboursés. Ce décalage budgétaire illustre la fatigue des donateurs face à un conflit long et fragmenté.
Tant que la diplomatie restera en retrait, la logique des armes primera. Pour de nombreux Soudanais, la paix demeure un horizon moral indispensable, mais encore lointain et fragile.
