La prise de Khartoum et l’appui islamiste
Le 30 juin 1989, le colonel Omar el-Béchir renverse le gouvernement de Sadiq al-Mahdi et installe un Conseil de commandement révolutionnaire. Ce coup d’État bénéficie d’un levier idéologique puissant : le Front islamique national du cheikh Hassan al-Tourabi. Pour Khartoum, il s’agit d’en finir avec le bipartisme inopérant et d’asseoir une autorité capable de centraliser un État aux fractures multiples. Bien que peu connu du grand public, el-Béchir impose rapidement sa stature en fusionnant discours religieux rigoriste et pragmatisme militaire, séduisant une partie de la jeunesse urbaine assoiffée de stabilité.
Dans la rhétorique officielle, la révolution de 1989 devait « libérer la nation » de l’ingérence étrangère. Pourtant, dès les premières années, le régime recourt à des alliances sélectives. L’accueil d’Oussama Ben Laden entre 1991 et 1996 illustre cette ambivalence : les financements privés saoudiens irriguent l’économie soudanaise, tandis que le pays entre sur la liste américaine des États soutenant le terrorisme. Selon un diplomate européen en poste à l’époque, « Khartoum jouait une partition à deux voix : islam politique à domicile, realpolitik à l’extérieur ».
Hégémonie politique et recompositions sociales
Au fil des années 1990, la nouvelle architecture institutionnelle consacre l’exécutif, marginalise les partis historiques et redéfinit les hiérarchies sociales. Les élites arabes de la capitale consolident leurs positions, pendant que les périphéries non arabes subissent un déséquilibre grandissant dans la redistribution des revenus pétroliers émergents. Le sociologue Suliman Baldo relève que « l’État sécuritaire est devenu un accélérateur d’inégalités, loin des promesses d’un ordre islamique équitable ».
Deux scrutins, en 2010 puis en 2015, consacrent formellement la présidence d’el-Béchir avec des scores écrasants. Mais l’essentiel se joue hors des urnes : services de renseignement hypertrophiés, création d’unités paramilitaires ad hoc et développement d’un capitalisme de connivence qui irrigue une nouvelle bourgeoisie militaire. La verticalité décisionnelle, si elle stabilise le centre, accroît les crispations périphériques, prélude à la crise du Darfour.
Le Darfour, fracture géopolitique interne
En 2003, la révolte de groupes armés au Darfour précipite l’envoi des milices janjawid, soutenues par Khartoum. Les violences qui s’ensuivent provoquent, selon l’ONU, plus de 300 000 morts et des millions de déplacés. En 2009, la Cour pénale internationale émet un mandat d’arrêt à l’encontre d’el-Béchir pour crimes contre l’humanité, étendu un an plus tard au génocide. Paradoxalement, cette mise en accusation conforte le dirigeant dans son positionnement de porte-voix d’un « Sud global » dénonçant la « justice des vainqueurs ».
La Chine, principal investisseur pétrolier, maintient son soutien, tandis que la Turquie et la Malaisie de Mahathir Mohamad défendent la souveraineté soudanaise. Le conflit du Darfour devient ainsi un enjeu international où s’entrelacent rivalités régionales et compétition pour les ressources, tout en nourrissant une économie de guerre qui échappe souvent au contrôle de l’État central.
Sécession du Sud et réalignements diplomatiques
Le 9 juillet 2011, la proclamation de l’indépendance du Soudan du Sud prive Khartoum d’un quart de son territoire et d’environ 75 % de ses réserves pétrolières. Cet événement constitue la plus grande remise en question stratégique du régime. Si el-Béchir accepte le référendum pour atténuer les pressions extérieures, la perte de recettes se répercute sur le budget et renforce la dépendance envers les capitaux chinois et les appuis du Golfe.
Dans le même temps, Khartoum tente une ouverture prudente : rapprochement discret avec Washington, médiations dans les crises régionales et coopération sécuritaire contre le terrorisme. Un ancien négociateur africain confie qu’« el-Béchir cherchait à se réinventer, mais sans jamais remettre en cause le cœur autoritaire de son système ».
Chute d’un régime, héritages en suspens
À la fin de 2018, une hausse du prix du pain déclenche des manifestations d’ampleur nationale. La contestation, portée par une société civile rajeunie, se double d’une lassitude au sein de l’appareil sécuritaire. Le 11 avril 2019, l’armée dépose el-Béchir et forme un Conseil militaire de transition. Dans les rues de Khartoum, les slogans célèbrent la « libération », mais les défis restent entiers : démantèlement des réseaux politico-économiques, réintégration des habitants déplacés et définition d’un nouveau contrat social.
L’héritage sécuritaire du régime, symbolisé par les Rapid Support Forces du général Mohamed Hamdan Dagalo, complique la transition. Les tensions entre forces régulières et paramilitaires réactivent les lignes de fracture régionales, tandis que la diplomatie soudanaise tente de convaincre bailleurs et institutions multilatérales de la sincérité du changement. Comme le souligne la politologue Amira Salih, « la page el-Béchir est tournée, mais le livre de l’État soudanais reste à réécrire ».