Silences protocolaires entre Kinshasa et Luanda
Au-delà des flashes officiels immortalisant une poignée de main courtoise, le tête-à-tête de Félix Tshisekedi avec João Lourenço, tenu la semaine dernière à Luanda, s’est apparenté à une séance de « franc-parler sous contrôle », selon un conseiller angolais présent dans l’antichambre. Les deux voisins entretiennent une proximité géographique autant qu’un contentieux tacite : l’exploitation transfrontalière du pétrole de la zone dite maritime commune, restée sans mécanisme de partage clair depuis 2011, et la sécurisation de la frontière nord-est de l’Angola, filtrant une partie des flux liés au conflit dans l’est de la RDC. Lourenço, qui déploie depuis deux ans une médiation prudente entre Kigali et Kinshasa, a cherché, confie la même source, « à obtenir de Tshisekedi l’assurance que toute escalade militaire envers le Rwanda n’entraînerait pas Luanda dans une spirale régionale ».
Le président congolais, en quête d’appuis avant la présidentielle de décembre, a pour sa part sollicité un engagement plus visible de la Sonangol dans la réhabilitation des champs pétroliers du bloc 14, de part et d’autre de la frontière maritime. Les conseillers économiques angolais se montrent circonspects : la priorisation donnée au gaz et aux champs du bassin du Kwanza relègue, pour Luanda, la coopération pétrolière avec Kinshasa à moyen terme. Ce réalisme pétrolier n’a toutefois pas empêché la publication d’un communiqué commun, très lisse, saluant « l’approfondissement du dialogue stratégique ». Sous le vernis, la garantie la plus tangible reste la reconduction discrète du mécanisme conjoint de patrouilles frontalières, loué par les chancelleries européennes pour son rôle de « coussin de sécurité » face aux groupes armés.
Abidjan-Dakar : Macky Sall, fantôme encombrant d’un duo improbable
Le déplacement éclair d’Ousmane Sonko à Abidjan, accueilli sans fanfare par Alassane Ouattara, a surpris plus d’un observateur ouest-africain. L’ancien maire de Ziguinchor, figure d’une opposition sénégalaise souvent décrite comme « anti-système », a trouvé face à lui un chef d’État présenté comme le gardien du consensus libéral dans la région. Entre les deux hommes, l’objet de la conversation portait pourtant moins sur leur divergence idéologique que sur un protagoniste absent : le président Macky Sall, dont l’éventualité d’un troisième mandat continue d’agiter le landerneau politique sénégalais.
D’après un diplomate français basé à Abidjan, Sonko a plaidé pour « un engagement régional ferme en faveur d’une alternance pacifique ». Ouattara, marqué par la crise post-électorale ivoirienne de 2010, aurait néanmoins rappelé « l’importance de solutions endogènes ». Le chef de l’État ivoirien ne peut ignorer les bénéfices que retirerait Abidjan d’un Sénégal stable : les exportations ivoiriennes vers Dakar, évaluées à près de 400 millions de dollars en 2022, dépendent de chaînes logistiques sensibles à toute rupture institutionnelle au nord-ouest. Dans les couloirs de la présidence ivoirienne, l’entourage de Ouattara se félicite d’avoir « créé un canal direct avec Sonko », voyant dans le leader sénégalais un interlocuteur incontournable, quel que soit le scénario électoral de 2024.
La visite, tenue officiellement sous couvert d’un « séminaire économique », aura également permis à Sonko de rencontrer des opérateurs du port d’Abidjan. Derrière la photo op, l’enjeu est clair : sécuriser des relais financiers pour une campagne potentiellement onéreuse, alors que de nombreux donateurs sénégalais hésitent face aux procédures judiciaires visant le leader de Pastef. Sur le plan régional, la démarche illustre la tendance des oppositions ouest-africaines à chercher, hors de leurs frontières, la légitimité que l’espace politique national peine parfois à leur offrir.
À Nairobi, Raila Odinga joue la carte des nominations
Au Kenya, l’apparent rapprochement entre le président William Ruto et son éternel rival, Raila Odinga, a ravivé le souvenir du « handshake » kenyan de 2018. Les deux hommes se sont entretenus à huis clos à la State House pour discuter, selon une source gouvernementale, d’une possible nomination d’un proche d’Odinga au poste stratégique de Chief Administrative Secretary au Trésor. L’opération, si elle se confirme, viserait à offrir au camp Odinga un levier sur le budget, dans un contexte d’endettement public approchant 65 % du PIB.
La proposition s’inscrit dans un climat politique assaini par la suspension temporaire des manifestations d’opposition qui avaient, en mars, paralysé plusieurs centres urbains. Pour Ruto, affaibli par la hausse des prix du maïs et de l’électricité, l’intégration partielle d’Odinga offre un répit salutaire. Du côté de la coalition Azimio, on justifie la main tendue par le souci de « préserver la stabilité macro-économique », condition sine qua non de la poursuite des projets d’infrastructure financés par les bailleurs internationaux. Un diplomate de l’Union européenne estime que « l’entrée d’un allié d’Odinga à la State House protégerait la réforme fiscale contre des surenchères parlementaires ».
Toutefois, l’aile gauche d’Azimio redoute un « deal personnel » éloignant le mouvement de ses revendications sociales initiales. Le souvenir de l’accord entre Odinga et Uhuru Kenyatta en 2018, vécu comme une cooptation, alimente cette méfiance. Les chancelleries occidentales observent le ballet avec prudence : à Bruxelles, un fonctionnaire du SEAE rappelle que « le vrai test sera la capacité de Ruto à partager l’information budgétaire en temps réel », condition d’une assistance macro-financière supplémentaire.
Un continent de négociations personnalisées
Ces trois séquences distinctes convergent vers un même constat : la diplomatie africaine s’articule de plus en plus autour de canaux interpersonnels, hors format multilatéral classique. Qu’il s’agisse de la frontière pétrolière angolo-congolaise, d’une transition politique sensible au Sénégal ou de la réforme fiscale kényane, les décisions structurantes se nouent dans des salons feutrés, propices aux compromis que les forums publics peinent à produire.
Cette personnalisation n’est pas exempte de risques : en l’absence d’archives ou de cadres juridiques contraignants, la pérennité des arrangements dépend de la longévité politique des acteurs. Toutefois, elle offre, pour l’instant, une souplesse jugée précieuse par certains bailleurs – Banque mondiale en tête – qui privilégient la rapidité décisionnelle à l’orthodoxie institutionnelle. En creux, c’est la question de la redevabilité démocratique qui se pose. À Dakar comme à Nairobi, les mouvements sociaux exigent un encadrement plus formel des ententes conclues en coulisses.
À court terme, l’efficacité de ces tractations « XXL » se mesurera à des indicateurs tangibles : la poursuite ou non de l’offensive du M23 dans l’est congolais, la date définitive de la présidentielle sénégalaise et l’adoption du budget kényan 2024-2025. Au-delà, la multiplication d’accords personnalisés confirme qu’en Afrique, la politique demeure d’abord une affaire de relations interpersonnelles savamment orchestrées, où l’opacité côtoie la recherche pragmatique de stabilité.