Un partenariat hors des radars occidentaux
Le ballet diplomatique observé ces dernières semaines à Kinshasa n’a rien d’anodin. Tandis que les chancelleries occidentales redoutent une extension du conflit dans les Kivu, des délégations successives de Bharat Electronics Limited, de Hindustan Aeronautics et du conglomérat Larsen & Toubro ont été reçues avec tous les honneurs par le vice-ministre congolais de la Défense, Guy Kabombo Muadiamvita. À huis clos, les discussions ont porté sur la fourniture de radars de surveillance aérienne, de véhicules blindés légers et d’unités mobiles de maintenance, autant d’équipements que l’Inde se dit prête à livrer « dans des délais records », selon un conseiller du cabinet ministériel congolais.
Loin de se réduire à une simple quête de débouchés commerciaux, ces rencontres s’inscrivent dans la stratégie « Act East in Africa » que New Delhi affine depuis le sommet Inde-Afrique de 2015. Soucieuse de ne pas laisser la Chine et la Russie monopoliser les partenariats en matière de sécurité sur le continent, l’Inde joue la carte de la proximité post-coloniale : « Nous partageons l’expérience d’États multiconfessionnels et d’économies émergentes confrontées à des enjeux de cohésion », glisse un diplomate indien en poste à Nairobi.
Les arguments offensifs des conglomérats indiens
New Delhi sait que le budget militaire congolais, officiellement de 1,2 milliard de dollars, demeure contraint par les impératifs sociaux. Afin de convaincre, les industriels indiens proposent des formules de financement mêlant crédits concessionnels Exim Bank et formation d’officiers au Collège de Défense de Pune. Cette offre intégrée séduit une armée congolaise en phase de restructuration, confrontée à la fois à la fragmentation de ses troupes et à la persistance des groupes armés dans le Nord-Kivu.
Sur le plan technologique, l’argument est tout aussi affûté. Bharat Dynamics met en avant un missile antichar de quatrième génération, présenté comme « plus adaptable aux terrains forestiers que le Javelin américain ». De son côté, Hindustan Aeronautics, fort de ses récents contrats en Égypte, propose la version export du light combat helicopter Prachand, apte à des missions de contre-insurrection avec un coût horaire inférieur à la moyenne occidentale. « La RDC n’achète pas uniquement du matériel, elle cherche une capacité d’autonomie », souligne un chercheur de l’Institute for Defence Studies and Analyses de New Delhi.
Risques politiques et équilibres régionaux
Toutefois, l’enthousiasme congolais n’est pas sans arrière-pensée. Kinshasa entend diversifier ses fournisseurs pour ne plus dépendre exclusivement des lobbys européens, tout en ménageant ses voisins. Kampala observe avec suspicion ce rapprochement, alors que l’armée ougandaise mène des opérations conjointes au Nord-Kivu et reste attachée à ses propres partenariats israéliens. Nairobi, pour sa part, voit d’un bon œil la perspective d’un réarmement congolais contrôlé, percevant l’Inde comme un contre-poids à l’hyper-présence chinoise dans la région.
Au sein même du gouvernement congolais, le dossier divise. Le ministère des Finances craint l’accumulation de dettes souveraines supplémentaires, tandis que des parlementaires de l’opposition s’interrogent sur la transparence des négociations. « Ces contrats, s’ils existent, devraient être soumis au contrôle de la Cour des comptes », martèle le député Jean-Baptiste Kasekwa, rappelant les précédents scandales liés aux achats de Sukhoi russes dans les années 2000.
L’épreuve du feu de la conformité internationale
Le Conseil de sécurité des Nations unies n’applique plus d’embargo global sur les armes destinées à la RDC, mais exige une notification préalable pour tout matériel susceptible d’être utilisé au Kivu. Les groupes indiens disent respecter scrupuleusement cette procédure. Ils revendiquent l’obtention d’un « pré-avis positif » du Groupe d’experts onusiens, s’appuyant sur leurs précédentes livraisons à la MONUSCO. Néanmoins, Washington veille : le Département d’État a rappelé début mars que « tout transfert d’armes lourdes doit être assorti de garanties en matière de droits humains ».
Pour New Delhi, cette vigilance occidentale n’est pas un obstacle mais une occasion de démontrer son savoir-faire normatif. Les industriels indiens alignent désormais leurs documents de conformité sur les Standards américains ITAR et sur la Directive européenne 2009/43. « Nous ne voulons plus être perçus comme de simples fournisseurs du Sud, mais comme des acteurs responsables », insiste le directeur Afrique de Larsen & Toubro Defence.
Vers une diplomatie des armements sud-sud assumée
Au-delà de la technique, l’épisode en cours signale la maturation d’une diplomatie des armements entre pays du Sud. L’Inde, en quête de marchés extérieurs pour soutenir son ambitieux plan de localisation « Make in India », trouve dans la RDC un partenaire aux besoins aigus et à la diplomatie agile. Pour Kinshasa, l’enjeu dépasse la réhabilitation de ses forces. Il s’agit d’occuper une marge de manœuvre stratégique dans un environnement où la compétition sino-russe, les initiatives turques et la discrète présence française redessinent le paysage sécuritaire.
La signature, annoncée pour le second semestre, d’un protocole d’accord portant sur la création d’un centre de maintenance à Lubumbashi aurait valeur de test. Si elle se concrétise, elle confirmerait l’émergence d’un axe New Delhi-Kinshasa fondé sur des intérêts mutuels : d’un côté, l’Inde consolide son statut d’exportateur net d’armements ; de l’autre, la RDC s’offre une diversification stratégique, qui, bien menée, pourrait réduire la vulnérabilité de son appareil de défense et renforcer sa voix dans les forums panafricains. Reste à savoir si ce pari sud-sud résistera aux complexités de la gouvernance congolaise et à la volatilité d’un théâtre sécuritaire encore loin d’être pacifié.