Un investissement privé à forte portée géopolitique
Le choix d’Akwa Group de bâtir un terminal de stockage et de traitement de gaz naturel à Bargny-Sendou, bourg côtier situé à une trentaine de kilomètres de Dakar, n’est pas un simple pari industriel. Il intervient dans un moment charnière où le Sénégal, nouvel entrant dans le club des producteurs grâce au gisement offshore de Sangomar, cherche à structurer une chaîne de valeur nationale de l’or noir tout en renforçant sa sécurité énergétique. En mettant sur la table plusieurs dizaines de millions de dollars – le montant exact n’a pas été rendu public mais des sources proches du dossier évoquent une enveloppe « à trois chiffres » en millions – le conglomérat marocain se positionne comme partenaire stratégique de l’État sénégalais, mais aussi comme courroie de transmission de l’influence de Rabat sur la façade atlantique ouest-africaine.
Les dessous économiques d’un hub énergétique régional
Sur le plan strictement économique, le projet répond à deux contraintes majeures de la sous-région : l’insuffisance chronique de capacités de stockage et l’irrégularité des approvisionnements en carburants raffinés. Dakar importe encore plus de 80 % de ses produits pétroliers finis. Un réservoir de grande capacité permettra de lisser les pics de demande, d’abaisser les coûts logistiques et, surtout, d’offrir un point de redistribution vers le Mali, la Guinée ou encore la Gambie. Akwa, déjà présent dans la distribution sous la marque Afriquia chez lui, aspire ainsi à constituer un nœud qui captera une partie des flux actuellement orientés vers Abidjan ou Lomé.
La composante gaz naturel liquéfié, rarement soulignée, pourrait à terme s’avérer plus décisive que le stockage pétrolier. Alors que la transition énergétique mondiale pousse les économies africaines à diversifier leurs mix, la possibilité d’un micro-hub de GNL côtoyant le port en eaux profondes de Bargny-Sendou offrirait un atout comparatif déterminant pour attirer des industries gourmandes en énergie.
Maroc–Sénégal : une diplomatie du pipeline
L’opération s’inscrit dans la continuité d’une diplomatie économique marocaine qui a pris de l’épaisseur depuis deux décennies. Sous l’impulsion du roi Mohammed VI, les entreprises chérifiennes – OCP, Royal Air Maroc, Attijariwafa Bank – ont investi le marché ouest-africain, renforçant la position de Rabat comme interlocuteur privilégié dans les grandes capitales de la CEDEAO. Akwa vient donc ajouter une brique énergétique à un édifice déjà bancaire, aérien et minéral.
Cette présence est choyée par Dakar, capitale dont la politique étrangère prône l’ouverture à des partenaires perçus comme moins intrusifs que les majors occidentales. « Nous partageons une culture juridique francophone et une lecture convergente des enjeux atlantiques », confiait récemment un haut fonctionnaire sénégalais, soulignant la fluidité des négociations contractuelles avec les sociétés marocaines.
Compétition silencieuse autour des couloirs d’hydrocarbures
En filigrane, le projet d’Akwa s’insère dans une rivalité feutrée pour le contrôle des corridors énergétiques du golfe de Guinée. Abidjan, via la Société Ivoirienne de Raffinage, ambitionne de doubler ses capacités de stockage d’ici à 2026. De son côté, le Nigéria pousse pour que sa raffinerie géante de Dangote exporte massivement du carburant vers le marché francophone. Dans ce contexte, la plateforme sénégalaise pilotée par Akwa risque d’être perçue comme un cheval de Troie marocain par certains concurrents régionaux.
Rabat n’avance toutefois pas seul. Des bailleurs multilatéraux, sensibles au crédo de la sécurité énergétique régionale, étudient la possibilité de garanties financières. Washington, via la DFC, s’est dit prêt à accompagner les infrastructures qui contribuent à la stabilité de la bande sahélienne. Pekin, déjà omniprésente dans les ports africains, garde un œil attentif sur un site qui pourrait, demain, servir les exportations de matériel industriel chinois.
Vers une souveraineté énergétique partagée ?
Au-delà des luttes d’influence, l’initiative d’Akwa ouvre la perspective d’une montée en gamme technologique pour l’ensemble de l’écosystème sénégalais. La Société africaine de raffinage, vieille de plus d’un demi-siècle, pourrait bénéficier de synergies logistiques tandis que les segments aval – transport routier, services d’avitaillement, maintenance – gagneraient en compétitivité. À condition toutefois que la régulation tariffaire suive : le ministère sénégalais du Pétrole devra arbitrer entre soutien à l’investissement étranger et protection du pouvoir d’achat domestique.
Pour les diplomates, l’affaire illustre la manière dont la coopération Sud-Sud se reconfigure : non plus basée seulement sur des accords politiques, mais sur des montages industriels complexes, intégrant capitaux privés, financements multilatéraux et garanties étatiques. Si l’ambition déclarée est de fluidifier la circulation d’énergie dans la sous-région, la réalité sera faite d’équilibres sans cesse renégociés entre souveraineté nationale, rentabilité des opérateurs et pressions écologiques.
Épilogue stratégique
À l’horizon 2030, Bargny-Sendou pourrait devenir l’un des terminaux clés du littoral ouest-africain, dessinant une carte énergétique où le Maroc tiendrait lieu de pivot malgré son absence de production d’hydrocarbures. Pour Dakar, l’équation est délicate : tirer parti de capitaux extérieurs sans aliéner son indépendance. Pour Akwa, le pari se situe autant dans les marges commerciales que dans la capacité à cristalliser l’influence marocaine sur une bande géographique allant de Nouakchott à Conakry.
En définitive, l’aventure de Bargny-Sendou rappelle qu’en géopolitique de l’énergie, les réservoirs ne se contentent jamais de stocker du pétrole ; ils emmagasinent aussi du pouvoir.
