Les dessous d’un retrait historique
Le 31 janvier 2025, le dernier convoi français quittait la base de Kossei sous le regard mitigé de la population de N’Djamena. Ce départ, fruit de la dénonciation unilatérale des accords de défense conclus en 1976, clôt cinquante années d’un compagnonnage militaire qui faisait figure d’assurance-vie pour le pouvoir tchadien (Le Monde, 30 janvier 2025). Paris apportait une triade redoutable : renseignement d’origine aérienne, projection rapide et formation de pointe. L’opération de février 2008, lorsqu’un groupement de Mirage 2000 neutralisa une colonne rebelle aux portes du palais présidentiel, reste gravée dans la mémoire collective comme le prototype d’un parapluie désormais replié.
Le démantèlement de ce dispositif a désarticulé une chaîne logistique finement huilée : dépôts de carburant, couloirs aériens sécurisés et structures hospitalières de campagne. Or, l’État tchadien, en transition depuis la mort du président Idriss Déby en 2021, n’a pas encore bâti d’architecture de remplacement capable d’intégrer la variété des soutiens étrangers nouvellement acquis.
Une menace sécuritaire polymorphe
Sur les rives du lac Tchad, Boko Haram multiplie les incursions malgré l’offensive menée par l’armée en novembre 2024 (BBC Afrique, 27 novembre 2024). Au nord, des factions rebelles, épargnées par les frappes françaises désormais inexistantes, circulent entre Tibesti et sud-libyen, profitant du vide sécuritaire laissé par la guerre en Libye. À l’est, la porosité de la frontière avec le Soudan, ravagé par une guerre civile que rien ne vient endiguer, a entraîné l’arrivée de plus de 600 000 réfugiés, tandis que des groupes armés soudanais s’infiltrent dans l’Ennedi oriental (Crisis Group, août 2024). Ces fronts hétérogènes exigent une coordination interarmées sophistiquée que la structuration clanique des forces tchadiennes peine à fournir.
La fragmentation politique interne complique encore la donne. Rivalités ethniques au sein de l’appareil sécuritaire, compétition entre héritiers de l’ancien régime et aspirations d’une jeunesse urbaine privée de perspectives créent un terreau favorable aux coups d’État. Sans arbitre extérieur disposant d’un poids militaire décisif, la tentation putschiste reste élevée, comme le reconnaît un haut responsable du Conseil militaire de transition : « Le départ français retire un verrou psychologique à ceux qui pensent que le palais se prend en quarante-huit heures. »
La Turquie en éclaireur, mais à portée limitée
Par pragmatisme, N’Djamena s’est tournée vers Ankara dès 2021. Les drones Anka-S et les avions d’entraînement-attaque Hürkuş livrés depuis ont fait de la Turquie le premier partenaire aérien du pays. Le transfert de l’ancienne emprise française d’Abéché à un détachement turc symbolise ce basculement. Pourtant, les opérateurs tchadiens, formés à la doctrine française, découvrent un matériel aux interfaces électroniques et aux chaînes de maintenance totalement différentes. Des officiels tchadiens concèdent qu’il faut en moyenne neuf mois pour qualifier un équipage drone, période pendant laquelle la couverture ISR reste incomplète.
Sur le plan politique, Ankara capitalise sur cette coopération pour projeter sa diplomatie des drones vers le Sahel, mais se garde d’engager des troupes de combat. Un diplomate européen glisse non sans ironie : « La Turquie vend la caméra, elle ne tient pas la lampe torche. » Autrement dit, la dissuasion reste théorique tant que les systèmes ne sont pas intégrés à une doctrine d’emploi cohérente.
L’offensive discrète des Émirats arabes unis
Abou Dhabi, déjà présent sur les ports de la mer Rouge, a vu dans le Tchad un verrou stratégique pour son soutien aux Forces de soutien rapide soudanaises. Les accords de 2023 ont livré blindés Emirati Streit, systèmes antiaériens et un prêt de 1,5 milliard de dollars qui maintient les finances publiques à flot. En échange, des rotations logistiques émiraties traversent régulièrement le territoire tchadien vers l’ouest soudanais, irritant Khartoum et exposant N’Djamena à des représailles diplomatiques. Le soutien d’Abou Dhabi, centré sur l’équipement lourd, n’offre qu’une faible capacité de renseignement, forçant l’état-major tchadien à jongler entre fournisseurs pour obtenir une image opérationnelle complète.
Cette dépendance financière n’est pas sans effets politiques. Les banques émiraties contrôlent désormais la quasi-totalité des flux de paiement du ministère de la Défense pour l’achat de carburant et de pièces détachées. La souveraineté budgétaire, brandie comme justification du divorce avec Paris, se trouve de facto grevée par un créancier lointain mais exigeant.
La prudence calculée face à Moscou et autres acteurs
Moscou, qui modernise depuis une décennie les armements d’origine soviétique du Tchad, a signé en janvier 2024 une série de protocoles d’accords dont le contenu demeure largement confidentiel. À ce stade, aucun bataillon russe, ni privé ni régulier, ne foule le sol tchadien. Selon un conseiller du ministère de la Défense, « la Russie promet des pièces pour nos vieux T-55, mais rien n’indique la livraison de systèmes de défense antiaérienne modernes ». Le Tchad, traumatisé par l’expérience du voisin centrafricain avec le groupe Wagner, avance à pas comptés pour ne pas troquer une dépendance pour une autre.
À la marge, la Hongrie maintient un détachement de 200 soldats, pont discret avec l’Union européenne. Israël, quant à lui, fournit des outils de cybersurveillance capables de suivre les communications rebelles. Cependant, la montée des tensions au Moyen-Orient fragilise ce canal, le gouvernement tchadien devant ménager un électorat musulman vigilant.
Vers une doctrine nationale encore inaboutie
Ce kaléidoscope de partenariats n’additionne pas automatiquement ses effets. Faute d’un Livre blanc sur la défense intégrant menaces, priorités et scénarios, chaque accord se superpose au précédent sans cohérence d’ensemble. Les forces terrestres reçoivent des blindés émiratis, l’armée de l’air s’entraîne sur drones turcs, la gendarmerie attend des radios russes : autant de briques technologiques hétérogènes, rarement interopérables. La Commission mixte de planification, créée en mars 2024 pour harmoniser ces apports, ne s’est réunie que deux fois, faute de budget et de feuille de route.
Pourtant, les germes d’une solution existent. Le Conseil national de transition vient d’acter la création d’un commandement unifié des opérations sahéliennes, inspiré du modèle ghanéen, qui mutualiserait renseignement et appui aérien. S’il est doté de moyens réels et d’une autonomie budgétaire, ce commandement pourrait devenir l’ossature sur laquelle arrimer les soutiens extérieurs, plutôt que l’inverse.
Quel horizon pour la souveraineté sécuritaire tchadienne ?
À court terme, la sécurité du Tchad repose sur un équilibre instable : assez de partenaires pour dissuader les groupes armés, pas assez pour imposer une tutelle. La fenêtre d’opportunité pour articuler ces aides dans une doctrine nationale se refermera rapidement si le pays ne renforce pas la transparence budgétaire, la chaîne de commandement et la formation de son officierat. Un diplomate africain résume la situation : « Le Tchad veut être maître de ses clés, mais il change encore trop souvent de serrurier. »
En définitive, la sortie du « parapluie » français offre une marge de manœuvre certaine, mais elle exige une vision industrielle et stratégique de long terme. Faute de quoi, la souveraineté brandie dans les discours risque de demeurer une souveraineté sous-traitée, dépendante des vents changeants d’un marché sécuritaire globalisé.