Une grève de la faim comme ultime levier politique
« Je n’ai plus d’autre choix que mon corps pour protester », aurait écrit Succès Masra dans la lettre diffusée par ses proches le 24 juin. En décidant de suspendre toute alimentation, l’ancien Premier ministre transforme sa cellule de Klessoum en tribune politique. L’acte, symboliquement chargé dans un pays où la faim reste un marqueur social, cherche à déplacer le rapport de force d’une enceinte judiciaire, perçue par ses partisans comme instrumentalisée, vers l’opinion publique nationale et internationale.
Depuis son arrestation le 16 mai, le leader du parti Les Transformateurs fait l’objet d’un réquisitoire aux contours particulièrement lourds : incitation à la haine, constitution de bandes armées, complicité d’assassinat et profanation de sépultures. À N’Djamena, la tonalité officielle insiste sur la gravité supposée d’un enregistrement audio de 2023, où l’opposant exhorterait la population du Sud à s’armer. « Il s’agit d’une menace directe contre l’unité nationale », justifie un magistrat sous couvert d’anonymat. Reste que, dans l’arène diplomatique, un mouvement de scepticisme entoure la concomitance de la procédure avec la présidentielle contestée d’avril.
Le terreau post-électoral d’une transition sous tension
La présidentielle de 2024, remportée par Mahamat Idriss Déby selon la Commission électorale, devait clore la transition ouverte après la mort d’Idriss Déby Itno en 2021. Or, l’annonce de résultats donnant Masra deuxième, alors qu’il se proclamait vainqueur, a ravivé le spectre de la contestation d’octobre 2022, durement réprimée (Amnesty International). Les chancelleries occidentales, qui voyaient dans le scrutin un jalon vers la normalisation, se retrouvent face à un paradoxe : reconnaître un pouvoir jugé stabilisateur dans la lutte sahélienne contre les groupes jihadistes, tout en dénonçant les entorses aux libertés politiques.
Le timing de la grève de la faim illustre cette ambivalence. Paris, partenaire sécuritaire clé, se limite à « prendre acte avec préoccupation » de la détention, tandis que l’Union africaine appelle à « un processus judiciaire conforme aux standards continentaux ». Ce vocabulaire feutré, typique des déclarations post-électorales, cache mal une gêne : un Tchad affaibli fragiliserait le dispositif antiterroriste régional, déjà mis à mal par les coups d’État successifs au Mali, au Burkina Faso et au Niger.
Une justice accusée d’instrumentalisation
Les avocats de Masra rappellent qu’un mandat d’arrêt international à son encontre avait été levé en novembre 2023, arguant d’une absence de preuves matérielles. « Le ministère public s’appuie sur un fichier audio décontextualisé », soutient Me Caroline Déghaye, membre du collectif de défense. En dépit de deux requêtes de mise en liberté, le parquet général a maintenu la détention préventive, évoquant un risque de trouble à l’ordre public. Les défenseurs des droits humains y voient plutôt le signe d’une judiciarisation de la rivalité politique.
Pour l’expert régional Roland Marchal, du CERI, « le Tchad vit une phase de transition contrôlée, où l’espace de contestation se réduit au strict minimum. La justice devient l’outil le plus présentable auprès de la communauté internationale pour contenir l’opposition ». Dans cette perspective, la grève de la faim, par son caractère non violent et hautement médiatisable, bouscule le narratif d’un État résolument engagé vers la démocratie.
Société civile et partenaires extérieurs : la pression monte
Les organisations tchadiennes de défense des droits humains dénoncent des conditions de détention « inhumaines et contraires aux conventions de l’ONU ». La Ligue tchadienne des droits de l’homme exhorte les autorités à permettre la visite d’un médecin indépendant, pointant le précédent de 2021 où plusieurs détenus politiques étaient morts faute de soins.
À Bruxelles, la Commission européenne, qui finance un programme d’appui à la gouvernance de 65 millions d’euros, demande « des clarifications sur le bien-fondé des charges ». Washington, de son côté, conditionne déjà une partie de son aide militaire à la tenue d’élections législatives crédibles prévues pour 2025. L’étau diplomatique se resserre donc à mesure que le jeûne de Masra s’allonge, avec le risque d’une dégradation sanitaire susceptible de déclencher un cycle de manifestations incontrôlable.
Enjeux sécuritaires régionaux : l’effet domino sahélien
Le Tchad reste le principal fournisseur de troupes au G5 Sahel et à la Minusma résiduelle au Mali. Un affaiblissement prolongé du leadership de N’Djamena, par polarisation interne, pourrait ouvrir un vide sécuritaire dont les groupes armés transfrontaliers chercheraient à profiter. Les services de renseignement nigérians observent déjà une intensification des trafics d’armes entre le lac Tchad et le Sud du pays.
Pour la CEMAC, dont les économies demeurent imbriquées, la stabilité tchadienne conditionne également les corridors commerciaux jusqu’au port camerounais de Kribi. Une crise politique prolongée freinerait les investissements déjà fragilisés par la hausse des primes de risque. D’où l’appel du président congolais Denis Sassou-Nguesso à une « désescalade immédiate et à un dialogue inclusif », déclaration qui, sans nommer Masra, vise clairement la résolution rapide de sa situation.
Vers un dialogue ou un nouveau cycle de crispation ?
À moyen terme, deux scénarios se dessinent. Le premier miserait sur une médiation combinant autorités religieuses, Comité national des droits de l’homme et diplomatie régionale, débouchant sur une libération conditionnelle de l’opposant et l’ouverture d’un dialogue politique. Le second verrait le pouvoir maintenir la ligne dure, pariant sur l’usure physique de Masra et la lassitude de la rue. Dans ce cas, le risque de radicalisation d’une frange de la jeunesse, déjà sensible aux rhétoriques identitaires, ne peut être exclu.
Quelle que soit l’issue, la grève de la faim redéfinit la cartographie des rapports de force au Tchad. En s’appropriant une arme de protestation universelle, Succès Masra convoque la mémoire de détenus emblématiques – de Nelson Mandela à Bobby Sands – tout en testant la capacité de résilience d’un régime en quête de légitimité. La réponse apportée par N’Djamena servira de boussole pour mesurer, dans les mois à venir, l’équilibre entre impératifs sécuritaires et exigences démocratiques au cœur du Sahel.