Ce qu’il faut retenir
L’appel de l’opposant Issa Tchiroma Bakary à une journée « ville morte » devait mettre le Cameroun en pause. Au final, Yaoundé, Douala et les principales agglomérations ont fonctionné quasi normalement, signe d’un rapport de force qui évolue entre rue, autorités et acteurs économiques.
Yaoundé et Douala poursuivent leur rythme
À l’aube, les artères de Yaoundé ont vu affluer taxis jaunes, parents pressés, écoliers en uniforme. Les administrations ont ouvert à l’heure officielle, pendant que les échoppes du marché Central négociaient poissons fumés et kérosène sans interruption notable, selon des commerçants rencontrés sur place.
Même atmosphère à Douala. Au quartier New-Bell, jadis épicentre de heurts postélectoraux, des comités d’autodéfense composés de jeunes circulaient, encadrés par des policiers casqués. « On tient juste à prévenir les débordements », explique un membre, masque chirurgical au menton. Aucun incident n’a été signalé jusqu’au crépuscule.
Dans le Grand Nord, agitation contenue
Garoua, ville natale de Tchiroma, offrait un tableau contrasté. Trois grands marchés sont restés clos, mais mototaxis et échoppes de quartier ont animé les rues poussiéreuses. Dans les ruelles, des haut-parleurs diffusaient de la musique peule, couvrant les appels sporadiques à la grève générale.
À Maroua et Ngaoundéré, le scénario fut similaire : circulation dense, stations-service approvisionnées, administrations ouvertes. Des habitants confient avoir « d’autres urgences que la politique », notamment la récolte de mil retardée par une saison des pluies capricieuse. La résilience économique semble avoir pris le dessus.
Les marchés comme baromètre socio-économique
Au Cameroun, le taux d’ouverture des marchés est souvent l’indicateur le plus fiable de la perception populaire d’un mot d’ordre. Lundi, 85 % des 35 marchés suivis par l’Union des syndicats de commerçants auraient fonctionné, selon un rapport interne consulté par notre rédaction, contre 52 % lors de la précédente mobilisation.
Les grossistes interrogés soulignent que maintenir leurs étals ouverts n’est pas un acte politique mais une nécessité. « Fermer signifie perdre un jour de marge et fragiliser la chaîne d’approvisionnement », affirme Mahamat, négociant en haricots. Cette logique économique relativise l’impact des consignes partisanes.
Paroles d’autorités : sécurité et relance
Le ministre de l’Administration territoriale, Paul Atanga Nji, s’est rendu à Bafoussam pour un briefing sécuritaire. Saluant « le calme et le dynamisme économique », il a rappelé que 179 interpellations avaient suivi les émeutes postélectorales et qu’« aucune concession ne sera faite face aux fauteurs de troubles ».
Interrogé sur le rôle d’Issa Tchiroma, le ministre a martelé que l’ancien candidat était « aux abois et en fuite ». Cette rhétorique vise autant à délégitimer l’opposant qu’à rassurer les investisseurs étrangers, attentifs au moindre signe de stabilité politique dans la sous-région.
Opposition divisée, stratégie questionnée
Le mot d’ordre lancé par Tchiroma n’a pas reçu le soutien explicite des autres formations critiques du pouvoir. Plusieurs leaders, encore sous le coup de procédures judiciaires, redoutaient d’être assimilés à des actes de vandalisme. Résultat : une mobilisation fragmentée, sans relais logistique ni caisse de solidarité structurée.
En coulisses, certains cadres de l’opposition estiment que la stratégie de la « ville morte » appartient au passé. Elle souffre d’une faible adhésion de la classe moyenne urbaine, désireuse de préserver un quotidien déjà mis à rude épreuve par l’inflation et la hausse des carburants.
Encadré contexte : la grammaire de la « ville morte »
Popularisé dans les années 1990, le concept consistait à bloquer les centres urbains pour peser sur le pouvoir. À l’époque, la rareté des services et l’économie informelle rendaient la paralysie plus aisée. Trente ans plus tard, l’urbanisation, les TIC et la diversification réduisent son efficacité tactique.
Pour le politologue Jacques Ebéné, « une ville morte réussie nécessite un front social unifié et un dispositif financier capable d’indemniser les petits acteurs économiques ». Ni l’unité syndicale ni les fonds de soutien n’étaient réunis lundi, explique-t-il, d’où une mobilisation « en pointillé ».
Scénarios possibles à court terme
Trois trajectoires se dessinent pour les semaines à venir. Premièrement, un essoufflement progressif des appels à la désobéissance, faute de résultats tangibles. Deuxièmement, une radicalisation de poches urbaines si des arrestations massives venaient à se multiplier. Troisièmement, une tentative de recomposition de l’opposition autour d’agendas locaux.
La marge de manœuvre restera déterminée par la conjoncture économique, notamment la volatilité des cours du pétrole, première source de devises du pays. Si les recettes fiscales se maintiennent, le gouvernement pourra amortir socialement les secousses et réduire l’attrait des actions de blocage.
Et après ? Vers une normalisation politique
Les acteurs de la société civile plaident pour un dialogue inclusif abordant la gouvernance électorale et la redistribution des ressources. Sans cet espace, avertit l’ONG Nouveaux Droits Humains, « les frustrations trouveront d’autres chemins ». La récente « ville morte » avortée pourrait servir d’électrochoc soft.
À court terme, les institutions annoncent vouloir poursuivre la décentralisation et relancer des programmes de microcrédit. Les entrepreneurs interrogés y voient une opportunité de consolider l’écosystème des PME. Reste à transformer ces annonces en actes, sous peine de réveiller l’appel des sifflets de la contestation.
