Un ciel africain en recomposition stratégique
Dans la discrétion feutrée des salons du Sommet États-Unis – Afrique tenu à Luanda le 24 juin, la Côte d’Ivoire et l’Angola ont levé le voile sur un projet de vol direct devant relier, d’ici décembre 2025, Abidjan à Luanda. L’annonce, portée d’une voix par le Premier ministre ivoirien Robert Mambé et par le ministre angolais des Transports représentant le président João Lourenço, n’est pas un simple trait d’union aérien : elle s’inscrit dans une bataille d’influence où les couloirs aériens deviennent autant de routes de la soie tropicales. Dans un continent où moins de 20 % des flux intra-africains transitent par des liaisons directes, ces deux capitales entendent démontrer qu’un axe atlantique sud-sud peut concurrencer les hubs traditionnels d’Afrique de l’Est ou du Golfe.
Un pari logistique au service de la ZLECAF
La Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF) a besoin de couloirs physiques pour matérialiser ses promesses. Selon les estimations préliminaires de la Commission économique pour l’Afrique, une réduction de 15 % des coûts logistiques entre Afrique de l’Ouest et Afrique centrale pourrait ajouter près de 11 milliards de dollars au commerce intra-africain d’ici 2030. Les négociateurs ivoiriens évoquent un corridor aérien capable d’écourter de moitié le temps de transit actuel, souvent rallongé par des escales à Casablanca ou Addis-Abeba. Luanda, dotée d’un nouvel aéroport international Dr António Agostinho Neto, mise sur un effet d’entraînement pour devenir la porte d’entrée vers les marchés lusophones et miniers d’Afrique australe, tandis qu’Abidjan consolide son statut de nœud logistique régional appuyé sur les plateformes portuaire de Vridi et aéroportuaire de Port-Bouët.
Les dividendes économiques attendus
Le ministère ivoirien de l’Économie table sur un accroissement du commerce bilatéral à 100 millions de dollars par an dans les trois premières années d’exploitation. Bois, cacao transformé et services bancaires ivoiriens trouveraient ainsi un débouché vers le marché angolais, encore largement dépendant des importations alimentaires. Luanda, pour sa part, veut acheminer pétrole raffiné, pierres précieuses et savoir-faire parapétrolier vers l’Afrique de l’Ouest. Les chambres de commerce des deux pays évoquent déjà un tourisme d’affaires de niche, alimenté par les secteurs de la construction et de la télécommunication, secteurs où les groupes ivoiriens NSIA et angolais Unitel testent des partenariats croisés.
Enjeux diplomatiques et sécuritaires dans le golfe de Guinée
Au-delà des gains marchands, ce couloir aérien revêt une portée diplomatique. La Côte d’Ivoire, membre non permanent sortant du Conseil de sécurité des Nations unies, cherche à élargir son carnet d’alliés atlantiques pour soutenir la lutte contre la piraterie dans le golfe de Guinée, tandis que l’Angola, médiateur discret dans plusieurs crises régionales, souhaite diversifier ses relations au-delà de la sphère lusophone. Dans les mots de Robert Mambé, « l’avion n’est pas qu’un moyen de transport, c’est un signal politique ». Officiellement, les deux capitales insistent sur la coopération sécuritaire, prévoyant des échanges de renseignements et des formations croisées entre les forces aériennes. Officieusement, Abidjan voit dans ce rapprochement un atout pour équilibrer l’influence croissante du Nigéria sur la façade atlantique, tandis que Luanda y discerne un canal d’accès plus fluide aux marchés francophones.
Une course contre la montre réglementaire
Pour convertir l’annonce en réalité, plusieurs chantiers techniques s’ouvrent. L’Autorité nationale de l’aviation civile ivoirienne doit aligner ses normes sur celles de l’Organisation de l’aviation civile internationale relatives aux opérations long-courrier, et l’Angola finalise une politique de ciel ouvert encore inaboutie. La question du partage de code fait l’objet d’âpres tractations : Brussels Airlines, actionnaire historique d’Air Côte d’Ivoire, et Qatar Airways, partenaire de TAAG Angola Airlines, souhaitent chacune apparaître sur l’itinéraire. Les autorités promettent un accord équilibré d’ici mars 2024, mais la pression des compagnies rivales est palpable. Dans l’ombre, la Banque africaine de développement étudie un financement de soutien pour l’acquisition d’A321LR adaptés à l’autonomie nécessaire.
Vers une architecture continentale des hubs aériens
L’initiative ivoiro-angolaise s’inscrit dans un mouvement plus vaste : l’émergence d’une trame de hubs africains capables de dialoguer sans intermédiation extra-continentale. Addis-Abeba, Johannesburg et Nairobi ont longtemps trusté ce rôle, mais l’Atlantique cherche aujourd’hui à rééquilibrer la carte. Les économistes du Policy Center for the New South jugent que la multiplication de liaisons point-à-point réduira la prime de connectivité imposée aux exportateurs africains, estimée à 30 % par rapport aux flux intra-européens. À terme, Abidjan et Luanda aspirent à devenir des plateformes logistiques complémentaires, l’une spécialisée dans l’agro-industrie et les services, l’autre tournée vers l’énergie et les minerais. Leur rapprochement incarne ainsi l’idée que la diplomatie économique africaine n’attend plus des investisseurs extérieurs pour se structurer, mais prend l’initiative de relier ses propres marchés.
Entre ciel et terre, le symbole d’une coopération décomplexée
Le futur vol direct n’est pas encore sur les écrans radars des voyageurs, mais il dessine une séquence où l’Afrique affirme son autonomie stratégique en forgeant ses propres corridors. Si les calendriers sont tenus, le premier Airbus devrait décoller à l’orée de la saison sèche 2025, embarquant à son bord hommes d’affaires, diplomates et l’espoir d’un marché intérieur continental plus dense. Au-delà des statistiques, la promesse la plus précieuse reste sans doute la circulation d’idées, de normes et de confiance, denrée encore trop rare sur le continent. Entre Abidjan et Luanda, la ligne droite la plus courte pourrait bien devenir le chemin le plus sûr vers une intégration africaine enfin tangible.