Genève, vitrine internationale sous tension permanente
À l’ombre du Palais des Nations, l’hôtel Intercontinental s’est mué depuis plus d’une décennie en théâtre feutré d’une présence présidentielle hors norme. Paul Biya, chef de l’État camerounais depuis 1982, y séjourne si souvent que la presse helvétique évoque, non sans ironie, une « résidence secondaire ». Les services protocolaires du Cameroun réservent chaque année plusieurs étages, tandis que la garde rapprochée mobilise la police genevoise dès qu’un vol privé en provenance de Yaoundé apparaît sur les écrans de suivi aérien. Ce ballet, qui confère au lac Léman un parfum d’Etoudi, n’est pas sans répercussions politiques et budgétaires pour le canton de Genève, réputé jaloux de sa tranquillité et soucieux de préserver l’attractivité de ses palaces.
Brenda Biya, condamnation symbolique et calcul judiciaire
Le 25 juin dernier, la chambre pénale du Tribunal de première instance a infligé à Brenda Biya une amende de 2 400 francs suisses et soixante jours-amende avec sursis pour injure, diffamation et calomnie. L’affaire aurait pu demeurer anecdotique si le procureur général, Olivier Jornot, n’y avait vu l’occasion de rappeler « l’inadéquation criante » entre le train de vie présidentiel et la précarité qui touche la majorité des Camerounais (Ministère public genevois, 2024). Le magistrat a soigneusement évité toute mise en cause de la souveraineté camerounaise, mais la portée politique de la décision ne fait guère de doute. En sanctionnant la fille du chef de l’État pour des propos tenus depuis la rive gauche du Léman, la justice helvétique adresse un signal : le confort diplomatique n’absout plus les excès privés.
La mécanique helvétique : droit, sécurité et image
Chaque venue du président Biya équivaut, selon les chiffres avancés par le député socialiste genevois Sylvain Thévoz, à plusieurs centaines de milliers de francs suisses de frais de sécurité publique. « Ce n’est pas aux Genevois de financer les virées shopping d’un chef d’État en déplacement privé », rappelait-il en marge d’une session parlementaire consacrée aux coûts des manifestations répétées de l’opposition camerounaise (Grand Conseil de Genève, 2021). Entre l’impératif de garantir l’ordre public et celui de respecter les privilèges accordés par la Convention de Vienne, Berne se retrouve dans une zone grise où la patience politique se conjugue avec la rigueur comptable. L’image même de la Suisse, longtemps célébrée comme havre de neutralité et d’accueil, se voit challengée par des protestations filmées diffusées instantanément sur les réseaux sociaux.
Pressions croisées sur Yaoundé et sur Berne
À Yaoundé, la condamnation de Brenda Biya est lue par certains cercles comme une manœuvre occidentale cherchant à délégitimer un pouvoir en place depuis plus de quarante ans. Officiellement, le ministère camerounais des Relations extérieures se garde de tout commentaire. En coulisses, des diplomates rappellent les investissements sécuritaires réalisés par la Suisse en Afrique centrale, arguant que la coopération bilatérale ne saurait être altérée par une décision juridictionnelle à dimension essentiellement privée. Berne, pour sa part, doit composer avec une diaspora camerounaise active qui, lors des événements de 2019, avait réussi à pénétrer l’Intercontinental avant d’être évacuée. Les autorités fédérales cherchent donc un équilibre : préserver les relations commerciales avec le Cameroun — notamment dans les secteurs pharmaceutique et agroalimentaire — tout en rassurant une opinion publique helvétique sensible à la question de l’éthique des fonds étrangers.
Scénarios d’évolution : entre diplomatie préventive et incitations discrètes
Plusieurs pistes circulent parmi les spécialistes du protocole. La première consiste à encourager Paul Biya à privilégier des séjours médicaux ou privés en Afrique du Nord, où l’accueil de dignitaires africains est fréquent et logistique. Une seconde option reposerait sur une médiation informelle, via des États tiers, pour négocier un dispositif de sécurité camerounaise renforcé qui réduirait la sollicitation de la police cantonale. Enfin, certains diplomates férus de droit international avancent la possibilité d’un accord bilatéral fixant une durée maximale de présence privée pour les chefs d’État non résidents. Aucune de ces solutions n’est aisée ; toutes supposent que Yaoundé y voie avantage ou, à tout le moins, absence d’humiliation. Comme le rappelle un ancien ambassadeur suisse, « on ne déloge pas un président africain d’un palace par voie d’huissier ; on l’invite à chercher d’autres horizons en lui laissant le soin de croire que l’idée vient de lui-même ».
Au-delà du cas Biya, une leçon pour la diplomatie de niche
La séquence genevoise interroge plus largement la capacité d’un petit État à gérer les externalités d’une diplomatie d’hospitalité. Les autorités congolaises de Brazzaville, tout comme d’autres capitales africaines, observent avec intérêt cette équation entre souveraineté, image et responsabilité financière. La Confédération helvétique, attachée à son rôle de médiateur, mesure désormais qu’une réputation se fragilise autant par excès de zèle que par excès de tolérance. En attendant, l’Intercontinental continue d’ajuster ses réservations en fonction du calendrier politique de Yaoundé, preuve que la diplomatie se joue parfois dans le couloir d’un palace plus que dans une salle des Nations.