Au cœur de la Tshopo
Situé à environ quatre-vingts kilomètres de Kisangani, le territoire d’Isangi s’étend sur un manteau forestier dense, longtemps décrit comme l’un des poumons verts de la République démocratique du Congo. Dans ces villages riverains du fleuve Congo, la biodiversité rencontre le quotidien d’agriculteurs confrontés à l’isolement.
La richesse naturelle a suscité l’intérêt d’investisseurs internationaux dès le début des années 2000, ouvrant la voie à des concessions forestières, puis à des projets de crédits carbone censés valoriser la conservation. Pour les communautés locales, ces dispositifs devaient se traduire par des routes, des écoles et des soins.
Isangi, miroir des défis du marché carbone
Le mécanisme REDD+ a officiellement pris racine à Isangi en 2014 avec la certification Verra, permettant la vente de plus de 1,3 million de crédits carbone jusqu’en 2024. Le principe était simple : chaque tonne de CO₂ évitée deviendrait une unité négociable sur les places climatiques mondiales.
Dans la pratique, l’opacité des chaînes de revente interroge. Un rapport a montré que près de quatre-vingt-sept pour cent des acheteurs demeurent anonymes, quand d’autres, comme Delta Airlines ou Eni, ont disparu des registres publics. Ce manque de traçabilité alimente les doutes quant aux retombées promises.
Promesses d’infrastructures et réalités
En 2004, les chefs coutumiers de trente villages, dont Yafunga, ont signé des accords cédant leurs droits fonciers à Safbois, puis à Jadora, en échange d’engagements sociaux. Routes tout-temps, dispensaires équipés, salles de classe modernes : les protocoles regorgent de formules engageantes soigneusement consignées.
Deux décennies plus tard, il n’existe toujours aucun axe carrossable reliant Yafunga à Kisangani. Les habitants mentionnent une clinique partielle et deux écoles sous-dotées, loin des standards espérés. Sur le terrain, la seule classe construite par Safbois présente un toit rouillé et des murs fissurés.
Architecture financière et réseaux d’affaires
L’enquête de Linda Ngari recense une quarantaine de sociétés connectées à la fratrie Blattner, actives de la mine à la banque, en passant par l’aviation et l’électricité. Toutes convergent vers une adresse floridienne, révélant une stratégie de diversification où la conservation devient une ligne de produit parmi d’autres.
Selon les documents examinés, Safbois a cessé l’exploitation forestière en 2011 pour permettre à Isangi REDD+ de valoriser la non-coupe. Ce transfert d’activité, qualifié de jeu de chaises musicales par certains observateurs, interroge sur la frontière entre préservation écologique authentique et optimisation financière sophistiquée.
Cadre juridique et consentement communautaire
Le consentement libre, informé et préalable, inscrit dans la législation congolaise et repris par Verra, impose d’associer les communautés avant toute concession. Or le premier contrat détaillé entre Jadora et les habitants n’a été remis qu’en 2019, soit cinq ans après la certification et huit ans après l’arrêt de coupe.
Le ministère de l’Environnement a révoqué en 2024 deux concessions Isangi REDD+, estimant que Safbois n’avait pas respecté les étapes de conversion légale. Les promoteurs contestent, arguant de démarches en cours. Cette décision souligne toutefois la volonté croissante des autorités de contrôler un secteur en expansion rapide.
Bilan environnemental sous surveillance
À l’échelle scientifique, la valeur ajoutée des projets carbone dépend de vérifications indépendantes. Or plusieurs études internationales, dont celles relayées par Carbon Market Watch, suggèrent que certains certificats pourraient surestimer les réductions effectives. Le cas d’Isangi alimente ce débat complexe entre chiffres déclarés et absorption réelle d’émissions.
Du côté des villageois, l’abandon d’une agriculture itinérante contribue certes à limiter la déforestation locale, mais génère une dépendance accrue aux promesses de revenus externes. Sans alternative solide, la population redoute que la conservation devienne un nouveau verrou plutôt qu’un vecteur de développement durable.
Le rôle de l’État et des partenaires
Le gouvernement congolais affirme vouloir concilier attractivité des investissements forestiers et protection des droits coutumiers. Le conseiller climat Joseph Malassi rappelle que la mise en œuvre de vérifications internationales coûte plusieurs millions de dollars, nécessitant l’appui de bailleurs privés capables d’assumer les coûts de certification et d’audits successifs.
Face aux critiques, des ONG proposent un partage des bénéfices plus transparent appuyé sur des fonds séquestres et une représentation paritaire des villageois. Pour les diplomates impliqués dans les négociations climatiques, Isangi sert désormais d’étude de cas, rappelant qu’un marché carbone crédible repose d’abord sur la confiance locale.
Vers une gouvernance plus inclusive
Le retrait volontaire du projet par les promoteurs, avant même de connaître l’issue finale des recours, offre une fenêtre de renégociation. Plusieurs chefs coutumiers plaident pour un modèle coopératif où chaque tonne de carbone vendue dégagerait un dividende direct versé sur un compte communautaire contrôlé localement.
À moyen terme, la standardisation des registres, la publication intégrale des contrats et la consultation préalable systématique pourraient renforcer la crédibilité congolaise sur le marché volontaire du carbone. Isangi illustre ainsi la nécessité d’aligner impératifs climatiques, souveraineté nationale et aspirations quotidiennes des populations forestières.
Déjà, plusieurs plateformes citoyennes compilent des données libres d’accès pour suivre les flux financiers des crédits vendus. L’objectif est de créer un précédent visible capable d’inspirer d’autres territoires forestiers confrontés au même dilemme de la transparence.