La gémellité exécutive, matrice de la paralysie
Le point nodal de la crise libyenne demeure l’existence, depuis l’échec des élections prévues pour décembre 2021, de deux centres de décision opposés. À l’Ouest, le Gouvernement d’union nationale conduit par Abdulhamid Dbeibah conserve l’onction des Nations unies et le contrôle de la capitale Tripoli. À l’Est, le Gouvernement de stabilité nationale, appuyé par la Chambre des représentants et piloté par Fathi Bashagha puis Ossama Hammad, gouverne depuis Benghazi. Cette configuration bicéphale, héritée des compromis inachevés de Skhirat puis de Genève, crée une concurrence permanente pour la reconnaissance internationale, l’accès aux revenus pétroliers et l’usage de la force armée. Elle consacre surtout, dans l’opinion libyenne, l’idée d’un État dont les organes sont devenus incompatibles, à la manière de deux systèmes nerveux qui commanderaient un seul corps sans jamais se coordonner.
Un législatif divisé, reflet d’ambitions irréconciliables
La Chambre des représentants, présidée par Aguila Saleh, et le Haut Conseil d’État, conduit par Khaled El-Meshri, ont théoriquement reçu mandat pour élaborer une base constitutionnelle ouvrant la voie au scrutin. Les dialogues successifs tenus à Genève, au Caire ou encore Bouznika ont certes produit des avant-projets, mais ceux-ci restent bloqués par la crainte – inavouée mais omniprésente – de perdre le contrôle des leviers budgétaires et de la sécurité. Les divergences portent sur la nature du futur régime, sur l’éligibilité des candidats détenteurs d’une double nationalité ou engagés dans les forces armées, ainsi que sur le statut du maréchal Khalifa Haftar. L’absence de compromis nourrit un scepticisme grandissant chez une population déjà éprouvée par onze années de transition politique inachevée (rapport UNSMIL 2023).
L’architecture sécuritaire : Tripoli sous la menace permanente
L’assassinat, en mars 2024, du chef de l’Appareil de soutien à la stabilité, Abdelghani Al-Kikli, a rappelé que la capitale fonctionne sous la loi d’équilibres armés volatils. Le processus de démobilisation et d’intégration des groupes combattants, engagé lors des conférences de Berlin, demeure embryonnaire. Tandis que les milices de Misrata, de Zintan ou de la Tripolitaine se disputent postes et revenus, l’Est conserve l’infrastructure militaire du « Commandement général » de Haftar. La Commission 5+5, instance mixte chargée d’unifier l’armée, n’a obtenu jusqu’ici qu’un cessez-le-feu précaire signé en octobre 2020. Dans l’ombre, la présence de forces turques, de contractuels russes et de combattants soudanais ou tchadiens complexifie tout schéma de retrait coordonné et contrevient aux résolutions du Conseil de sécurité.
Pressions socio-économiques : le baromètre de la rue
Le malaise social grandit à la mesure des attentes déçues. Les mouvements « Souk El-Joumoua » et « Volonté du peuple » à Tripoli, ou encore le « Mouvement de la jeunesse de Misrata », ont rythmé l’été 2023 de manifestations dénonçant coupures d’électricité, inflation et gouvernance opaque. Ces mobilisations illustrent la perte de confiance dans des élites accusées d’instrumentaliser la manne pétrolière sans offrir de dividendes tangibles à la population. La Banque centrale, dont les deux branches rivales viennent seulement de s’entendre sur une union comptable, demeure la clef du système : qui contrôle les décaissements contrôle les allégeances militaires et politiques.
Pétrole, armée, urnes : le triangle d’acier des négociations
Trois variables s’enchevêtrent dans l’équation libyenne. La première concerne l’unification militaire, condition sine qua non à la sécurité du scrutin mais redoutée par les chefs de factions qui y voient la fin de leurs prérogatives. La deuxième touche au partage des recettes d’hydrocarbures, estimées à plus de 22 milliards de dollars en 2023 selon la National Oil Corporation ; sans garantie de répartition équitable, aucun camp n’acceptera de se soumettre à une défaite électorale éventuelle. La troisième, enfin, renvoie au cadre légal des élections. Toute loi jugée trop favorable à une région ou à une personnalité sera rejetée, créant un cercle vicieux où l’issue politique dépend du règlement sécuritaire, lequel dépend lui-même de la redistribution économique. Les deux premières conférences de Berlin ont échoué précisément parce qu’elles traitaient les dossiers successivement et non simultanément, comme le souligne un diplomate européen impliqué dans les négociations (« aucun maillon n’est soluble sans les deux autres »).
Scénarios plausibles et marge de manœuvre diplomatique
La troisième conférence de Berlin, annoncée pour le second semestre 2024, se présente comme une tentative de synchroniser ces trois volets. Plusieurs pistes sont déjà sur la table : création d’un fonds souverain transitoire placé sous supervision conjointe pour garantir la répartition des revenus pétroliers ; mise sur pied d’une force de sécurisation des urnes appuyée logistiquement par l’Union africaine et autorisée par une résolution du Conseil de sécurité ; adoption d’un calendrier électoral piloté par la Commission 6+6 afin que la compétition se concentre sur les programmes plutôt que sur le contrôle préalable des institutions. La marge de manœuvre reste cependant étroite. À défaut d’un compromis englobant, le risque est celui d’un morcellement de facto du territoire, où chaque région contractualiserait directement avec des partenaires étrangers, transformant la question libyenne en dossier de plus en plus périphérique pour les capitales occidentales.
Une transition sous respiration artificielle
Aux yeux des Libyens, l’État ressemble aujourd’hui à un organisme maintenu en vie par sa seule rente pétrolière et par la vigilance d’acteurs internationaux soucieux d’éviter un nouvel embrasement aux portes de l’Europe et du Sahel. Pourtant, malgré l’impasse, de timides signaux attestent d’un souffle civique qui refuse la fatalité. Les débats télévisés deviennent plus fréquents, les réseaux professionnels s’activent pour élaborer des projets de réforme administrative, et la diaspora cherche à canaliser ses ressources financières dans des initiatives locales. Sur ce terreau fragile, les diplomaties régionales et onusiennes disposent encore d’une fenêtre d’opportunité : encourager des garanties croisées entre rivaux plutôt que parier sur la victoire d’un camp. À terme, seule l’émergence d’un contrat social renouvelé, combinant un contrôle parlementaire crédible et une redistribution transparente de la richesse pétrolière, pourra réconcilier les provinces déchirées. Sans cette articulation, la Libye demeurera un laboratoire de transition inachevée, emblématique des défis contemporains de la gouvernance post-conflit.