Tension préélectorale en Tanzanie
À quatre mois des élections générales prévues en octobre 2024, la Tanzanie voit ressurgir un climat sécuritaire tendu, marqué par une multiplication d’enlèvements ciblant blogueurs, artistes ou figures de l’opposition.
Selon des rapports de police et des signalements sur les réseaux sociaux, une disparition serait enregistrée environ toutes les deux semaines depuis le début de l’année, révélant une inquiétude grandissante parmi les observateurs nationaux.
Le parti au pouvoir, le Chama Cha Mapinduzi, campe sur une communication orientée vers la stabilité, mais les organisations de défense des droits humains estiment que l’espace civique s’est effrité au cours des cinq dernières années.
Le calvaire d’Edgar Mwakabela
Enlevé le 23 juin 2024 sur l’axe routier qui relie Dar es Salaam à la région côtière, l’activiste des réseaux sociaux Edgar Mwakabela, connu sous le pseudonyme Sativa, témoigne aujourd’hui d’une captivité d’une rare violence.
Menotté, bâillonné puis frappé à la tête, au dos et aux jambes à l’aide du plat d’une machette, il relate avoir perdu connaissance à plusieurs reprises durant les interrogatoires portant sur ses soutiens présumés et ses critiques envers le parti dominant.
Le quatrième jour, ses ravisseurs l’auraient transporté à plus de mille kilomètres dans le parc national de Katavi, puis abandonné après lui avoir tiré une balle qui a brisé sa mâchoire, estimant qu’il ne survivrait pas.
Une géographie de la peur
La région reculée de Katavi, proche de la frontière congolaise, apparaît dans plusieurs récits de disparitions comme un point d’aboutissement des convois clandestins, tant pour son isolement que pour la densité d’animaux sauvages décourageant toute recherche rapide.
Les familles des victimes sillonnent pourtant postes de police et hôpitaux de district avant d’atteindre ces zones forestières, illustrant la fracture logistique qui complique les secours et favorise l’impunité.
Des témoignages font état de transferts nocturnes dans des véhicules banalisés, sans plaques, parcourant la route Morogoro–Mpanda avant de quitter l’asphalte pour d’anciennes pistes utilisées jadis par les exploitants forestiers, brouillant ainsi la traçabilité des suspects.
Silence officiel et dénégations
Interrogée à plusieurs reprises, la police nationale affirme ouvrir des enquêtes, mais renvoie la responsabilité vers des « individus non identifiés », niant toute implication de ses agents malgré les accusations contenues dans plusieurs témoignages.
Le gouvernement réfute également les affirmations d’Amnesty International et de Human Rights Watch, qui pointent depuis 2019 un usage récurrent d’enlèvements, de tortures et d’intimidations à l’approche des échéances électorales.
Le ministre de l’Intérieur a récemment souligné devant la presse que « toute personne disparue sera retrouvée », tout en invitant les familles à transmettre des informations « par les voies adéquates », une rhétorique jugée insuffisante par les ONG qui réclament des commissions indépendantes.
Un phénomène mesuré par la société civile
En juin, un groupe d’experts des Nations unies a recensé plus de deux cents disparitions forcées en cinq ans et a demandé l’arrêt immédiat de ces pratiques, qualifiées de « graves violations du droit international ».
Le Centre juridique et des droits humains, basé à Dar es Salaam, déplore un manque de résultats malgré l’instruction publique de la présidente Samia Suluhu visant à faire toute la lumière sur les cas les plus emblématiques.
Des universitaires de Dodoma avancent que le phénomène reste sous-évalué, la majorité des familles rurales choisissant de ne pas signaler les enlèvements par crainte de représailles, ce qui pourrait porter le nombre réel de cas bien au-delà des estimations officielles.
Enjeux régionaux et diplomatiques
Les militants kényan Boniface Mwangi et ougandaise Agather Atuhaire affirment avoir été arrêtés, puis relâchés près des frontières de leurs pays après des actes de torture, accentuant la dimension transfrontalière du dossier.
Ces allégations inquiètent les chancelleries régionales, soucieuses de préserver des corridors commerciaux cruciaux et la stabilité aux abords du lac Tanganyika, porte d’entrée vers la République du Congo et d’autres marchés de l’Afrique centrale.
À Nairobi et Kampala, les ministères des Affaires étrangères s’entretiennent avec leurs homologues tanzaniens pour obtenir des garanties de sécurité, conscient qu’un climat d’insécurité persistant pourrait remettre en cause les ambitieux projets d’intégration économique de la Communauté d’Afrique de l’Est.
Quel horizon pour octobre 2024
À Mbeya, la disparition du politicien d’opposition Mdude Nyangali, enlevé sous les yeux de son épouse, symbolise la crainte d’un vote sous pression, tandis que la Haute Cour a rejeté la plainte déposée par la famille.
Les proches de l’artiste Shedrack Chaula, disparu après avoir brûlé une photo de la cheffe de l’État, affirment ne plus savoir s’il est vivant, révélant le poids de l’autocensure qui gagne désormais les milieux créatifs.
Pour l’ordre des avocats, représenté par Boniface Mwabukusi, la peur d’un dépôt de plainte nourrit un cercle vicieux : bon nombre de rescapés préfèrent se taire, convaincus que les auteurs pourraient revenir si la justice se saisissait du dossier.
À mesure que la campagne s’ouvre, journalistes et observateurs internationaux cherchent à négocier des accréditations renforcées afin de documenter les scrutins, gage d’une transparence réclamée par l’opposition et valorisée par le gouvernement.
